Rivales 1

A gauche coule une rivière large, majestueuse en début d’année, à l’étiage en ce début juin. On la longe encore un peu, puis il faut lever le pied pour négocier un angle droit. On se trouve à l’entrée du village, surpris par la distribution des lieux. Devant nous s’étale une large pelouse bordée de tilleuls, égayée de massifs de fleurs multicolores. Tout au fond se dresse le clocher à la tour de dentelle de pierre ajourée. Pour contourner ce vaste rectangle il faudra suivre un sens unique fléché avant d’atteindre la mairie au retour.

Ce qui frappe le visiteur, c’est le contraste entre le vieux village à gauche avec ses demeures anciennes, ses fermes rénovées aux façades recrépies bornant des voies étroites et, à droite, la cité récente aux pavillons clairs, cité qui s’étale le long de rues larges bordées de murets et de haies proprement taillées. Le tour de cette « place de la Libération » révèle une autre particularité : le hasard a semé la rue montante d’un bar-restaurant, d’une boulangerie, d’une banque, d’un salon de coiffure, d’une épicerie qui font face à leur double de l’autre côté des rangs de tilleuls, le long de la voie descendante. Dans le haut le au pied du clocher le presbytère côtoie l’unique boucherie-charcuterie et en symétrie s’élève l’école, prés de la maison médicale et de la pharmacie. L’industrie voisine a gonflé cette commune et les habitants ont la chance de trouver sur place pratiquement tout ce dont ils ont besoin et souvent en double, de l’un ou l’autre côté de notre place centrale !

Je suis né ici il y a 24 ans, j’habite la demeure séculaire héritée de mes parents, hélas décédés. L’intérieur aux plafonds bas sur poutres noircies est sombre. C’est une vieille bâtisse à petites fenêtres, avec des dépendances désormais vides de bétail, dont seuls quelques machines agricoles hors d’usage raconte un peu du passé de notre agriculture abandonnée. J’envisage de tout transformer, mais sans toucher à la façade sur rue sous peine d’être frappé d’alignement.

J’ai des projets : un plain-pied clair et accueillant remplacera un jour l’actuelle maison de village pour accueillir une famille heureuse dans de meilleures conditions.

On vient des alentours dans ce chef lieu de canton très vivant attiré par ses commerces. En semaine, le matin des femmes se croisent dans les allées pour se rendre l'une chez Laure à la boulangerie du blé d'Or, l'autre chez Hélène à la boulangerie du Bel Epi. A droite comme à gauche de la place deux épiciers se partagent la clientèle des deux bords. Pour ne pas être en reste les deux restaurateurs affichent deux menus différents. Mais ce qui attire le plus souvent mes regards ce sont les enseignes lumineuses des deux agences bancaires. Au passage je les observe moins pour leur DAB que pour la possible apparition sur le seuil à gauche d’une blonde élancée qui fera un signe amical à une brunette bien appétissante sortie devant l’agence concurrente. Les deux guichetières, Valérie et Julie, sont deux belles pousses, gaies mais sérieuses, gracieuses et rieuses, promises à un bel avenir dans la banque, fleurs épanouies, admirées et désirées, recherchées par de nombreux garçons de la commune et des environs. Inséparables, jamais l'une sans l'autre, se murmurant des secrets ou se tordant de rire, se faisant d’interminables confidences à voix basses après le travail.

-Non, nous ne parlons jamais des affaires de la banque ou de nos clients,
répliquent-elles en chœur quand on les interroge sur le contenu de leurs longues discussions.

Elles sont soupçonnées de préférer les plaisirs de Lesbos à ceux du mariage et viennent de passer le cap des vingt-trois ans, dépourvues de fiancé ou de mari. Quand leurs mères se rencontrent elles se lamentent d'avoir encore à la maison des demoiselles majeures trop heureuses, c’est sûr, dans le cocon familial et bien peu pressées de prendre leur envol.

-De notre temps on ne pensait qu'à ça, plaisante l'une.

-Il ne fallait pas nous en promettre, rit l'autre, au souvenir des amours de l'époque où l'on faisait encore les foins au village et où on pouvait se cacher derrière les meules accolées pour batifoler et découvrir l’amour et le sexe.


-Ah! Les temps changent, avec toutes leurs inventions, la télé, le téléphone, l'ordinateur et les tablettes du diable. Et nos filles passent leur vie à tapoter du bout des doigts. Allez donc leur demander de faire la soupe ou la vaisselle, elles n'en ont cure. D'abord se faire une beauté, trouver un emploi, gagner des cents et des mille, prendre des vacances, voyager et peut-être alors être charmée le prince charmant, enlevée par le propriétaire d'un champ de pétrole par exemple. La mienne me rend folle.

-J'en suis au même point. La mienne rêve, elle twitte le jour, la nuit, mais il n'y a rien de concret. Il serait temps qu'elle atterrisse sur terre et décroche l’homme de sa vie. Mais elles deviennent si difficiles, veulent tout, tout de suite….sauf tenir une chambre en ordre ou s’occuper des tâches ménagères.

J’hésite. Laquelle ferait la meilleure épouse. J’aime l’élégance de Valérie, son port de tête, les courbes ravissantes de sa poitrine, mais à mon goût il lui manque un rien de fesse. Au contraire chez Hélène je déplore un excès de croupe peut-être imputable à des jambes plus épaisses et plus courtes que celle de son amie. Elles ont des visages jeunes, avenants, de beaux yeux, des bouches faites pour le baiser. Elles partagent un défaut majeur : elles n’ont jamais feint de s’intéresser à moi, m’ont au mieux ignoré et parfois tourné le dos. Je n’étais ni riche, ni superman sportif, ni quoi donc ? Trop villageois, trop pecnot ?

Le dimanche après-midi ou soir, les restaurateurs ouvrent chacun leur salle de danse de part et d’autre du bas de la grande place du village. C’est une exception régionale, où l’on constate que la concurrence profite aux deux organisateurs de bals. Lassé d’une salle, vous pouvez passer dans l’autre en quelques pas.
Le dimanche après-midi la place bruit d'un étrange mélange de musiques latines et de rythmes endiablés plus récents. D'un côté, à l'arrière de chez Lulu, on danse en couples enlacés.
De l'autre côté, dans la salle située derrière chez Kevin, on trépigne, on agite bras et jambes, séparés, en sueur, on apprend à s’assourdir de décibels et on braille à pleins poumons. Certains soirs par arrêté spécial l’autorité permet de prolonger le plaisir tard dans la nuit.

Vendredi j’entre à la banque où officie Valérie. Son patron est retenu à l’extérieur. J’ai droit au sourire commercial de rigueur. La blonde demoiselle semble étonnée de ma présence, s’enquiert de mon « problème »

-Que puis-je pour vous ? C’est pour un crédit ?

Elle me connaît, nous avons sensiblement le même âge, avons fréquenté l’école du village, elle pourrait me tutoyer. Sa proposition immédiate de crédit me chiffonne. Elle change de ton et d’expression quand je lui annonce que je souhaite déposer une somme sur un PEL à ouvrir. Là plus cordiale, elle m’offre une chaise, retourne s’asseoir en face de moi et croise ses magnifiques jambes. Bien que troublé, je prends la mouche, regrette l’absence du patron et me dirige vers la porte. Elle est désolée de me voir partir et me prie de lui faire confiance. Elle est tout à fait apte à me renseigner et se fera un plaisir de mener l’opération. Ah ! Comme son sourire est agréable, l’hameçon a pris. Le diable me pousse à prétendre que je vais encore réfléchir. Les yeux de Valérie se font doux, chauds. Je la quitte à regret sur une poignée de main qu’elle veut longue et chaleureuse. Je traverse la place, dans mon dos je sens le regard de la blonde au moment où j’entre dans la deuxième agence.

Ma parole, tous les chefs sont en réunion ou conférence aujourd’hui ! Ici Hélène m’offre un accueil aussi commercial et dénué d’affection que celui de Valérie, me traite avec une indifférence polie au début, entend ma réponse, se métamorphose subitement en entendant l’énoncé de mon projet, me prie de m’asseoir, se place face à moi, sourit de toutes ses dents, croise ses cuisses dévoilées par sa minijupe racoleuse en position de repli, se prétend apte et prête à me rendre un service immédiat, je peux lui faire confiance.
Elle est déridée à son tour, je m’amuse à m’imposer un délai de réflexion et m’en vais, enchanté du regard nouveau de la belle et de la chaude poignée de main potelée de la guichetière. Qui dira que l’argent fait fuir les filles ?

Je n’ai parlé ni de l’origine ni du montant de mon dépôt. Il a suffi que j’avance mon intention de placer des économies pour devenir un autre homme, respecté, presque courtisé. Oui, j’ai hérité de la vieille ferme, de quelques terres à louer ou à vendre en terrain constructible, c’est à réfléchir. Mais mon métier de conducteur d’engins me permettra de vivre à l’aise. Je fais des projets d’honnête citoyen, et sans être prince ou émir du pétrole, je me fais fort de rendre une femme heureuse. J’ai fait mon deuil du décès de mes parents, je peux repartir de l’avant. Je n’ai pas perdu mon temps dans ces deux établissements bancaires. Je serai patient, je me ferai désirer.

A mon âge je ne suis plus puceau, j’ai connu des flirts des aventures, mais rien de définitif. On peut s’amuser avec des filles sans nécessairement se mettre la corde au cou. Les samedis ou dimanches, grâce à Lulu et Kevin, voient arriver des livraisons sans cesse renouvelées de groupes de filles dont le seul intérêt n’est pas ment le Rock N Roll ou la valse. A plusieurs reprises j’ai eu le tord de faire entrer chez moi une conquête toute fraîche. Le soir, avec des lumières tamisées j’ai créé l’illusion et dans un bon lit douillet aux draps propres j’ai connu des instants merveilleux avec des partenaires folles de leur corps et un peu du mien. J’ai su comment elles exprimaient leur jouissance par des gémissements ou des cris, en se décontractant et s’amollissant ou en se démenant comme des diablesses prises de spasmes violents. Hélas l’installation sanitaire laisse à désirer : le rinçage de foufoune à côté d’un évier de pierre au lieu de l’usage d’un bidet dans une vaste salle de bain n’a rien d’envoûtant pour nos modernes citadines. Le décor vétuste de l’intérieur de l’habitation achève de l’envie de recommencer.

-Non, non. C’était très bon, tu m’as ravie. Non, tu baises super bien. Tu es vraiment trop bien.
Tout actuellement est « TROP », une chanson, une voiture, un mec, une bite. En me quittant avec un air désolé, (désolé de la nuit ? désolé du décor ? désolé de ne pas pouvoir allier bonne baise et milieu plus chic ?) elles mentaient un : « A une autre fois, peut-être. »

Elles disaient « Peut-être » et C’était : « Jamais ». Vous comprenez mieux mon souhait de rénovation.

Hier les deux amies marchaient dans la rue, je les ai croisées. J’ai eu droit à deux magnifiques « Bonjour, Jean ». Mon prénom m’a été rendu, mon visage est reconnu par deux jeunes femmes célibataires. Quelle revanche sur des années d’indifférence. Je crois même qu’elles se sont retournées sur moi après m’avoir dépassé. Je n’ai pas entendu de rire moqueur : Je suis devenu pour l’une et pour l’autre un client potentiel. Avec à la clé, dans chaque petite tête, blonde ou brune, un soupçon de « Et plus si affinité ». Je sens une différence palpable dans nos rapports. C’est déjà bien, cela me rapporte un brin de considération de leur part. Leurs regards lorsque nos pas nous rapprochaient m’ont paru contenir un quelque chose de plus. Enfin, je me fais éventuellement des illusions. C’est à cultiver, à vérifier. Mon instinct de chasseur se réveille. Ces deux bêcheuses risquent de se brûler les ailes, comme des hannetons qui se jettent dans les flammes. Mon placement possible sera ma torche. Au prochain bal j’attaque. Dans mon lit ou ailleurs je leur donnerai l’envie de mieux faire connaissance.

Je ne louerai jamais assez le paysagiste qui a dessiné les abords de notre place principale. Nous sommes nombreux à apprécier l’ombre des tilleuls sur des bancs bien entretenus, pour un moment de détente, pour regarder jouer à la pétanque, pour prendre contact avec les autres habitants : c’est un lieu de convivialité. J’ai choisi d’occuper un banc tourné vers le village et protégé comme un nid par une haie d’hibiscus en pleine floraison. Il fait bon en ce début de soirée. De l’autre côté des hibiscus se posent deux personnes. Je leur tourne le dos, elles n’ont pas deviné ma présence et se sont assises tournées vers la cité. Ce sont deux femmes, deux voix de jeunes femmes, elles discutent et semblent avoir un sujet de désaccord. Nous sommes dans un lieu public, je n’ai pas de raison de me boucher les oreilles.

-Ecoute-moi bien, Valérie, ce type bluffe. Enfin, tu passes devant sa bicoque tous les jours. C’est archi vieux, pas loin de la ruine. Comment peux-tu croire qu’il ait des économies à placer dans un PEL ?

-Attends, il a hérité. J’ai vérifié le cadastre, il a des terres à la périphérie. Si le village s’agrandit il en tirera largement de quoi bâtir. Crois-moi, ce Jean c’est une affaire. D'ailleurs il est venu chez moi en premier.

-Et pourquoi s’est-il présenté chez moi ? Hein ! Tu n’as pas su l’accrocher, il est allé voir ailleurs, je crois que s’il a un placement à faire il pourrait me préférer. Le PEL est le même dans nos agences, il faut savoir offrir un petit plus. J’ai dû lui taper dans l’œil et j’ai bon espoir.

-Parce que tu serais prête à tout pour me voler un client. Je croyais que tu serais loyale.

-Eh ! Bien ! Il est beau garçon, ne me déplairait pas. Si en plus il a du bien, je passerais bien du bon temps avec lui pour le décider.

-Julie tu me déçois. Tu n’en veux qu’à son fric. Mais comme tu le crois fauché, tu parles dans le vide. Je n’aurais pas dû aborder le sujet avec toi.

-Oui ! On s’était juré de ne jamais parler des clients. Tu as fait exception et je devine pourquoi. Tu voulais savoir s’il avait conclu avec mon agence.

-Et toi, Julie, tu es prête à « conclure » avec lui pour marquer des points près de ton patron. Tu oublies que ton Arthur est jaloux. Tu irais vraiment coucher avec Jean et risquer de perdre l’amour de ton chef ?

-Arthur commence à me lasser. Il parle de divorce mais ne bouge pas. Sa femme le terrorise.

-Hum ! Arthur trouve pratique d’avoir une femme à la maison et une maîtresse au boulot. Tandis que moi, je suis libre et je croquerais bien du Jean. Allons, ne sois pas vache, laisse tomber.

-Hypocrite, tu cachais bien ton jeu. Il fallait l’avouer tout de suite, tu es tombée amoureuse de son pognon. Je t’entends encore dire avec dégoût : « Moi, je n’aime pas les hommes. La simple idée de sentir une queue me pénétrer me révolte. » Cette idée n’aura pas résisté longtemps au doux son du froissement des biffetons. Tu coucherais avec ce paysan, toi la délicate ?

Le ton monte, les amies se disputent. Je suis plus rapide qu’elles à fuir sur la pointe des pieds. J’en ai assez entendu. Mais tout n’est pas dit et en m’éloignant j’écoute ce qui suit :

-Il y a deux minutes tu ne le trouvais pas si paysan et tu allais jeter ton amant pour récupérer ses louis d’or. Tu vois, un bon paysan qui me fera du bien avec sa verge, sera préférable à un pâle bureaucrate qui se fait sucer un membre fatigué par sa femme, au bureau, par une brune agenouillée sous le meuble entre les colonnes de tiroirs.

-Tu es odieuse. Je fous le camp, on verra bien qui l’aura. Ah ! Non, alors.

-Va donc. Tu n’as pas encore gagné.

Décidément, l’avenir s’annonce radieux pour moi, le pecnot.

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