Rose 1

ROSE 1

Rose et moi, Paul, sommes mariés depuis deux ans. Nous avons décidé d’un commun accord d’installer notre foyer confortablement avant d’avoir des s. Depuis peu, nous avons emménagé dans une maison neuve, située dans un lotissement de création récente. C’est une maison de plain-pied. Un sas d’entrée donne accès à la pièce de vie, partagée en salon et séjour par la disposition du mobilier. Au fond, à gauche, derrière la paroi du séjour, trois chambres à coucher et en diagonale du sas d’entrée un renfoncement ouvre sur deux des chambres et les toilettes. L’autre paroi intérieure de la pièce principale ouvre sur la cuisine, la salle de bain et un local technique partagé entre une partie chauffage, lave-linge, sèche-linge et une partie réservée aux compteurs. Les portes, toutes semblables, sont vitrées dans la partie haute et décorées de rideaux accrochés sur la face des pièces secondaires. La cuisine s’ouvre à l’extérieur sur une terrasse. On peut entrer dans le local technique par une porte donnant sur l’extrémité de cette terrasse. Trois grandes fenêtres percent le mur à gauche de l’entrée ; à droite, le mur aveugle, reçoit le living et le téléviseur. La décoration n’est pas terminée.

Rose travaille du lundi au samedi, à mi-temps, le matin, comme vendeuse dans le magasin de confection où elle a fait son apprentissage. J’effectue mes trente-cinq heures hebdomadaires, du lundi au vendredi, de huit heures à dix-sept heures, en respectant une pause de midi à quatorze heures. L’établissement qui m’emploie est à cinq minutes de mon domicile en voiture.

Pour nous détendre, nous avons choisi une activité de loisirs conforme à nos goûts. Chaque mardi, de 17 h 30 à 20 h 30, Rose se rend dans une salle du quartier pour se livrer à des activités variées sous la conduite de responsables d’ateliers de peinture, poterie, peinture sur soie, étain repoussé, art du bouquet, broderie, crochet, tricot, inclusion, et cetera… Essentiellement, ce sont des dames qui fréquentent ces ateliers du mardi.

Le mercredi, on peut s’initier à la menuiserie, à la soudure et autres activités plus masculines. J’ai, quant à moi, choisi de pratiquer du tennis, le jeudi entre 18 h et 20 h.

Le jardin est partagé entre culture de quelques légumes et plantations de fleurs et d’arbustes des quatre saisons. Une allée de trois mètres permet d’arriver au garage accolé au mur aveugle du salon. Il est possible d’y loger deux voitures, mais actuellement nos finances font que nous n’avons qu’un véhicule. Le fond du garage sert d’atelier et de rangement.

Ainsi se déroule, entre travail, aménagement du logis, entretien du linge, cuisine, plantations et récolte dans le jardin et nos activités de loisirs, sorties cinéma et visites en famille, une vie que nous avons choisie, vie de jeunes époux amoureux et heureux.

Ce mardi soir, j’ai disposé la table et j’attends le retour de Marie, humant les parfums du printemps fleuri en arpentant les allées du jardin. Deux petits groupes bavards de jeunes femmes sont passés, discutant des activités de la soirée. Au passage, j’ai répondu aux salutations de voisines. Vers neuf heures, je décide d’aller au-devant de Rose qui a dû s’attarder. Je ne la rencontre pas en route; la salle d’activité est dans le noir et fermée. Je continue ma promenade en faisant le tour complet du quartier. Un couple me devance à allure lente.

Progressivement je le ratt et distingue dans la pénombre Rose et l’un des animateurs de l’atelier qui demeure non loin de notre maison, dans une impasse. Ils devisent tranquillement. J’aligne ma marche sur leur allure, je les suis sans entendre le contenu de leur conversation. Arrivés à l’impasse de Gilles, ils s’arrêtent pour se donner une accolade. Rose soudain accélère le pas et, en quelques enjambées rapides, pénétre dans le jardin. D’un pas tranquille, j’arrive à ma porte : la lumière éclaire la grande salle et Rose s’emploie à fermer les volets. J’entre à mon tour pour entendre :

— D’où viens-tu à cette heure ?

— Après le passage de tes collègues, je me suis inquiété de ne pas te voir revenir.
J’ai voulu venir à ta rencontre, je suis arrivé au local : tout était fermé, alors j’ai continué en pensant te rattr en contournant le quartier. Je ne t’ai pas trouvée. Mais tout est bien qui finit bien, puisque tu es rentrée saine et sauve. Par où es-tu passée ?

— J’ai donné un coup de main à Gilles pour ranger le matériel et nous sommes revenus par le bas de la rue. Tu nous as suivis à distance. Chaque mardi, l’une de nous aide le moniteur selon un roulement, sauf s’il y a une absente. Aujourd’hui c’était mon tour pour la première fois. J’aurais dû t’avertir en partant.

Tout est donc clair. Je me suis inquiété sans raison. Nous pouvons reprendre le cours de notre vie paisible. Le mardi suivant, à la même heure, dans la fraîcheur de la nuit tombante, deux petits groupes de jeunes femmes reviennent de l’atelier en riant et devisant. Rose n’en fait pas partie. J’en suis étonné, mais je m’inquiète moins. J’attends à l’entrée de la propriété,je fais le tour du jardin, je m’arrête à contempler les pivoines qui se referment pour passer la nuit, j’arrache une mauvaise herbe et finalement je reviens près de la rue. À l’entrée de l’impasse Gilles et Rose s’accordent une accolade prolongée, continuent à discuter comme s’ils avaient du mal à se séparer. Enfin Rose se met à courir comme pour rattr le temps perdu. Elle m’aperçoit et, bien qu’essoufflée, m’explique sans que je l’aie interrogée qu’elle a dû remplacer son amie Julie qui était absente ce soir. Je ne relève pas. Tout va bien.

Le mardi suivant, intrigué par l’excès de bonne volonté de Rose, je passe, un peu avant 20 h 30, devant les vitres éclairées de l’atelier. Des rires et des piaillements s’échappent par une baie qu’on referme; derrière moi la porte s’ouvre et ces dames joyeuses sortent. L’une d’elle à haute voix rigole :

— Elle en pince, Rose ; elle est toujours volontaire pour ranger !

Une autre reprend aussi vite :

— Elle devrait se méfier.
Gilles est un chaud lapin ; il en a déjà coincé plus d’une. L’année dernière Christine et Josette ont cessé de venir quand il les a laissé tomber.

Les commères éclatent de rire et se dispersent en direction de la rue en petits paquets caquetants et rigolards. Je m’approche d’une fenêtre protégée par des barreaux. Gilles et Rose s’affairent à l’intérieur. Je ne dénote aucun geste déplacé. Je retourne en retrait. Les lumières s’éteignent, Rose sort en premier, jette un coup d’œil circulaire rapide, Gilles ferme la porte et ils s’en vont, l’un à côté de l’autre, comme deux bons amis. Enfin, je trouve un peu familière la façon dont Gilles pose son bras sur l’épaule de ma femme.

Cette fois je ne les suis pas, je fais demi-tour par le chemin le plus court, rentre chez moi à pas rapides et, du bord du jardin, j’observe le couple qui avance lentement en remontant la rue. Les deux silhouettes sont rapprochées, le bras protecteur doit encore envelopper les épaules de Rose. À l’entrée de l’impasse se répète l’arrêt rituel. L’accolade prolongée se termine par un pudique baiser sur les deux joues, peut-être un coin de bouche. Contrarié par ce que j’ai entendu et par cette intimité grandissante, j’entre dans la maison alors que j’entends les pas précipités de Rose. Pourquoi donc courir à la dernière minute après avoir flâné ?

— Chéri, je suis désolée, excuse mon retard, mais ce soir c’est Claire qui était absente et j’ai dû la remplacer pour le rangement. Dis, chéri, tu ne m’en veux pas ? De toute façon, tu n’as rien à craindre puisque Gilles me raccompagne jusqu’au coin de l’impasse !

— Serais-tu la seule volontaire pour effec les remplacements ? Tu as fait le service trois fois de suite : il me semble que tu as donné pour un moment. Combien êtes-vous dans cet atelier ? Une bonne douzaine ? J’espère que pour les trois prochains mois, tu sauras laisser à d’autres la corvée. Je commence à me poser des questions sur le trop grand plaisir que tu montres à rester seule avec ce moniteur.
Si j’ai une crainte, c’est précisément parce que Gilles te raccompagne.

— Comment ? Chéri, tu me vexes ! Que vas-tu imaginer ? Si on ne peut plus rendre service. Notre monde n’est-il pas assez égoïste ? Tu me soupçonnes de…

— Quand en public, sur un trottoir, vous vous embrassez comme vous venez de le faire, je suis en droit d’imaginer ce que vous faites, enfermés seuls dans cet atelier.

— Mais c’est affreux ce que tu insinues. C’est tout ?

— Non, je trouve que le bras de Gilles sur tes épaules est une familiarité inadmissible. Sais-tu encore avec qui tu es mariée ? J’étais devant votre salle quand les autres sont sorties.

— Comment, tu m’espionnes maintenant ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu serais jaloux? Il n’y a vraiment pas de quoi ? Est-ce que je viens te contrôler au tennis ?

— Les commentaires que j’ai entendus de la part des autres filles justifieraient à eux seuls que je surveille tes excès de zèle.

— Que peuvent-elles bien raconter ?

— Tout bonnement elles ont ri de toi en disant que tu en pinçais pour Gilles et que c’est pour cela que tu te portes toujours volontaire pour ranger.

— C’est de la jalousie ! N’importe quoi…

— Jalouses de quoi ? … Elles ont d’ailleurs ajouté que tu devrais te méfier de cet homme, parce que c’est un chaud lapin et qu’après avoir obtenu ce qu’il désire, il abandonne ses proies.

— Ce sont de mauvaises langues. Tu ne les crois pas quand même ?

— Si.

— Enfin, écoute- moi. Regarde l’heure, 21 h 25, il n’est pas si tard que ça ! À propos, tu sais que je me suis inscrite après les autres et j’ai pris un peu de retard dans mes travaux. Eh bien, Gilles vient de me proposer quelques heures gratuites de rattrapage à domicile.

- Ici ?

Nous en avons discuté en revenant, tu vois que ce n’est pas du temps perdu. J’ai payé de mon temps en faisant des remplacements ; mais je suis bien vue du moniteur et j’obtiens une compensation, il va m’aider à progresser plus vite pour que je sois au même niveau que les autres. Il se trouve qu’il est libre le jeudi de 18 heures à 20 heures. Ça tombe bien, car sa présence ne te dérangera pas, c’est l’heure de ton tennis !

— Voilà pourquoi tu ne pourras pas venir contrôler ce que je fais au tennis ! Réfléchis : est-il possible que tu sois aussi innocente ou me prends-tu pour un pigeon ? La réputation du moniteur est venue jusqu’à mes oreilles, ce soir même. Et toi, tu vas le ramener à la maison, qui plus est en mon absence, comme par hasard?

- C’est le seul jour où il est disponible. Je n’allais pas refuser à cause de ton tennis !

- Sais-tu ce que tu pourrais avoir à craindre, ou souhaites-tu commencer une aventure sans témoin, sans le plus gênant : moi, le mari ? Es-tu tombée dans un piège ou t’es tu volontairement jetée dans la gueule du loup ? Et ça ne te gêne pas de m’annoncer cette nouvelle à la suite de notre conversation ? À vrai dire, j’aurais préféré assister gratuitement à ces cours de rattrapage. Ne pourrait-il pas se déplacer un autre jour, quand je suis à la maison ?

— J’ai bien essayé de le lui demander, mais il m’a assuré que c’était son seul créneau libre en semaine. Dis-moi, tu ne me ferais pas une petite crise de jalousie ? Tu as peur que je reçoive un homme en ton absence ? C’est quoi ça ? Tu es au travail tous les après-midi de la semaine : je pourrais inviter un homme à la maison tous les jours, sans que tu le saches ! Et quand c’est pour la bonne cause, tu as soudain des soupçons. Tu me fais confiance ou pas ?

— Ma confiance, ce soir a été ébranlée : ce que j’ai entendu et ce que j’ai vu ne me permettent pas de faire confiance à ce moniteur. Penses-tu que tu puisses faire confiance à Gilles ? Comment se comporte-t-il avec les autres femmes ?

— Tout à fait normalement. Il y en a l’une ou l’autre qui le trouve un peu familier parce qu’il tutoie tout le monde ou parce qu’il touche facilement un bras, une main ou la taille, ou parce qu’il se penche au-dessus des filles pour observer leur travail. Mais je crois que c’est chez lui naturel et sans arrière-pensée. Paul tu m’étonnes : je te demande de ne pas être jaloux !

— Me suis-je jamais montré jaloux depuis que nous nous connaissons ? Ton rattrapage devrait durer longtemps ? Tu ne peux pas avoir accumulé tant de retard.

— Trois ou quatre séances m’a-t-il dit, pas plus. En effet, il donnera aussi quelques cours à Sophie qui s’est présentée en même temps que moi. Je passe la première parce que je me suis dévouée. Tu vois, ça paie.

— Oui, cela signifie qu’après trois ou quatre séances, il te laissera tomber pour s’en prendre à Sophie. Je vois surtout qu’il veut se payer en nature. Si tu me demandes ma bénédiction, c’est NON ! … Mais tu es une femme libre et tu feras ce que tu veux, je ne vois pas comment t’en dissuader.

— Alors c’est vrai, tu veux bien ? Tu es un amour.

— Fais-tu exprès de ne pas me comprendre ? Je suis absolument opposé à ces cours à domicile. Je n’introduirai pas le renard dans mon poulailler : c’est clair ? Mais pas plus que je ne peux t’empêcher de recevoir un autre homme chaque après-midi, comme tu viens de le dire, je ne pourrai t’interdire de recevoir ce bonhomme quand je suis au tennis. Simplement, à l’avenir, ne prononce plus le mot confiance devant moi. Ton insistance vient de la mienne.

— Donc tu ne veux pas ? C’est injuste.

— Voici comment je vois les choses : Gilles mène rondement ses affaires, quelques semaines de préparation, quelques cours particuliers à domicile et si tout va bien, la femme séduite s’abandonne, il en profite pour établir une liaison passagère avant de s’attacher à une autre proie. Laquelle irait se plaindre ensuite d’être abandonnée ? À qui se plaindrait-elle ? À son mari ? Pauvres midinettes rêveuses. Je te croyais avertie et prudente. Force est de constater qu’il y a des coins cachés en chacun qui restent terre inconnue pour les êtres les plus proches. Ton obstination me désole. Tu vas être la dinde de service et moi le prochain cocu. Si c’est ce que tu tiens à m’imposer, libre à toi. Mais il faudra assumer les conséquences.

Rose n’insiste plus et, à la fin d’un repas avalé dans le plus grand silence coupé de soupirs et de reniflements, elle me dit un bonsoir fâché et elle se lève de son siège en baillant, rappelle que demain il faut se lever pour aller au travail, m’embrasse sur le front et se dirige vers notre chambre à coucher. Je la suis. Nous nous couchons, j’ai droit à la face arrière de ma rêveuse. Étrange.

Le mercredi, l’heure du coucher est à l’image du mardi. Étrange.

Jeudi, j’empoche la clé de la porte arrière du local technique et après une légère collation je donne un bisou à Rose. Elle est occupée à couvrir d’une toile cirée la table de la salle de séjour. À 17 h 45, je démarre pour aller au tennis. En roulant devant l’impasse, j’aperçois Gilles ; il guettait mon départ. Dans mon rétroviseur je le vois se diriger vers ma maison. Quel zèle, quelle impatience d’enseigner ! J’oublie le tennis . J’ai fait savoir à mes partenaires que j’avais un empêchement. Je fais le tour du quartier dans le sens inverse des aiguilles d’une montre pour m’arrêter à cinquante mètres de mon domicile. Avant le tournant, ma voiture sera hors de vue.

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