Folle De Danse 1

Folle de danse

Comme avant notre mariage, nous continuons à fréquenter les salles de bal. J’ai toujours le même plaisir à faire tournoyer Marie sur les pistes de bois talquées. La sortie du samedi soir ou parfois du dimanche nous détend après une semaine de vie sédentaire dans nos bureaux du service des impôts.

Ma charmante épouse tient beaucoup à m’avoir pour cavalier. Nos corps sont toujours en accord parfait. Nous nous amusons à varier les pas sans jamais nous désunir. Fréquemment ma brunette attire le regard d’autres hommes. Certains la complimentent et l’invitent pour une danse; elle accepte de bon cœur et accorde avec une certaine fierté quelques rondes dans une soirée. Seule ma présence met un frein à leur assiduité. Nous sortons pour nous amuser ensemble, comme nous faisons ensemble beaucoup de choses de notre vie: c’est le sens de notre mariage. A un cavalier envahissant, Marie montre son alliance et son époux, avec un sourire irrésistible, pour signifier la fin du temps accordé.

Quand le bal réunit des amis ou des voisins, au cours de la nuit, les couples se font et se défont le plus simplement du monde. Chacun s’efforce d’inviter tous les conjoints du groupe. C’est fort sympathique. Cependant je préfère tourner avec Marie et notre plaisir commun est si évident que nos connaissances ne s’offusquent pas de nous laisser évoluer très longtemps l’un contre l’autre.

Ce samedi nous prenons la voiture pour atteindre une salle éloignée afin d’entendre un orchestre de bonne réputation. La musique est de qualité, entraînante à souhait et nous ne tardons pas à nous élancer dans le flot des danseurs. Marie, en grande forme, affiche sa joie et je suis le plus heureux des maris, fier d’accompagner une aussi ravissante épouse. A une table où siègent trois gaillards des sifflets admiratifs saluent notre passage; ils ne me sont pas destinés évidemment, mais rosissent les joues de ma cavalière. La musique couvre les commentaires.

Au passage suivant Marie rit des compliments des jeunes gens.

Dans l’attente de la série suivante, nous sommes assis à notre table. Dès la reprise, un grand brun, beau garçon à bouclettes, élégant et souriant s’incline devant Marie. Je prenais mon temps, il me devance et l’invite. Toujours aimable Marie se lève, me sourit et suit ce parfait inconnu. Je me retrouve seul, condamné à observer le mouvement de la piste. C’est une série de slows. Le cavalier de Marie commence à distance respectable, échange sans doute des banalités comme il est d’usage. Marie me désigne de la tête: elle doit présenter son mari. Les deux corps se rapprochent insensiblement jusqu’à se toucher, mais comme on le sait, le slow favorise le contact. Et pour l’avoir si souvent éprouvé le contact de Marie est chaleureux. Apparemment indifférent le jeune homme semble intéresser Marie, il sait parler aux femmes, il est intarissable, toujours à l’aise et fait oublier à sa danseuse le contact étroit des corps dont il profite sans vergogne. A plusieurs reprises ma femme éclate de rire, une main sur la bouche, dos jeté en arrière, bassin en avant. Elle me revient d’excellente humeur.

Je n’ai pas vu arriver le grand blond. Il s’incline pour inviter au paso doble. Et j’observe. Celui-là tourne comme une toupie, à allure folle, ratt la cavalière à bras le corps, l’étourdit en changements de pieds et finit toujours par la coller à lui, essoufflée, le visage réjoui rougi par l’effort. Quand elle reprend place, elle demande grâce, il faut qu’elle récupère. Me voilà assis pour la troisième série.

Dès les premières notes, je devance de peu le troisième occupant à fine moustache, au sourire gourmand. J’enlace ma femme fermement et nous pénétrons dans la foule agitée. Ce tango nous réunit, sur le front de Marie brillent encore de fines perles de sueur. A la table des célibataires, seul demeure le brun à bouclettes. Il n’a d’yeux que pour Marie, la fixe, la suit du regard, essaie d’attirer le sien.
Il est figé dans sa contemplation, foudroyé comme si elle était la seule fille dans la salle. Selon Marie, il a émis le souhait de la faire valser. Je proteste mollement.

-Si tu accordes une deuxième danse à chacun de ceux qui se précipiteront pour se courber devant toi, je n’ai pas fini de faire tapisserie

Elle en rit, m’embrasse.

-En qualité de mari je compte bien avoir le privilège de passer avec toi plus de temps que ces inconnus empressés à inviter la nouvelle.

Elle se défend en plaisantant:

-Tu exagères, mon chéri. Deux garçons m’ont fait danser pour l’instant. Tu es le privilégié. Et si j’accorde une valse au premier, tu n’as pas à t’émouvoir

Par chance pour ce beau brun, l’orchestre attaque une valse. Je pourrais me jeter devant Marie, mais par courtoisie et surtout avec le secret espoir de me défaire de l’importun, je ne bouge pas. Marie doit expliquer au grand blond arrivé le premier qu’elle a promis ces valses à son ami Richard. Celui-ci, sûr de son charme se présente d’un pas assuré, tandis que l’autre retourne à la table des célibataires.

Les occupants de cette table visent donc Marie, ils l’ont choisie comme proie de cette nuit. Ce sont des chasseurs de femmes mariées dont on peut facilement se défaire après usage en les abandonnant à leur mari cocu. Charmeurs, flatteurs, séducteurs, ils sont à l’affût du moment de faiblesse d’une épouse, aussi prompts à la fuite des responsabilités qu’à la conquête d’un corps attirant. Il ne manque pourtant pas de jeunes filles attrayantes aux différentes tables et plusieurs attendent par petits groupes le cavalier de leur rêve. Marie danse à merveille dans les bras expérimentés de l’enjôleur, souple, appliqué à faire sentir sa présence et à affirmer sa virilité en expansion. Elle doit faire des envieuses. Son sang s’échauffe au contact de l’excroissance dure qui fait saillir la braguette du faux innocent. Deux ou trois rient sous cape: elles doivent connaître le scénario pour l’avoir vécu.


Marie revient tout essoufflée mais contente de la saine fatigue. Elle ne tarit pas d’éloges sur son danseur, habitant de la localité. A l’entame de la série suivante, le grand blond est déçu; Marie veut reprendre son souffle. Richard lui succède aussitôt pour entendre qu’il n’est pas correct d’accepter un autre danseur après un refus. Il s’excuse et plein d’aplomb, puisqu’il est devant notre table, il se présente à moi. Richard est instituteur dans la ville, se dit ravi d’avoir pu danser avec mon épouse et espère en avoir encore l’occasion cette nuit, si je le permets. Elle danse divinement bien!

Marie m’observe en silence. Déjà le garçon s’apprête à prolonger sa présence. Fort poliment je lui dis mon souhait d’exercer mes prérogatives d’époux de danser le plus possible avec ma femme.

-Les partis ne manquent pas dans la salle. Vous êtes un excellent danseur, de nombreuses jeunes filles doivent attendre impatiemment votre invitation. Allez-y!

Je me lève, prends la main de Marie, entre en piste au dernier couplet sans tenir compte des refus précédents non applicables au mari. Marie est surprise par la fermeté de ma réponse et par mon attitude.

L’orchestre fait une pose. Arrêté debout en bord de piste, le bras passé autour de sa taille, je lui annonce une nouvelle fois mon refus d’être spectateur. Je veux me distraire en sa compagnie; cela me semble légitime. De plus l’insistance de ce Richard n’est pas à mon goût, elle doit le savoir. Elle devrait le repousser. Durant la danse suivante, Marie paraît moins enjouée. Pour la première fois, j’ai droit à une sorte de bouderie et j’en ressens un étrange malaise.

A notre table, devant trois coupes de mousseux pleines, sur une chaise, Richard, souriant comme pour demander un retour en grâce, nous invite à trinquer avec lui: il s’excuse, mais doit aller régler l’addition au comptoir. D’un mouvement volontairement maladroit, je renverse le sac à main de Marie, m’excuse.
Elle se baisse pour le ramasser, j’en profite pour échanger mon verre avec celui de Richard. Le lascar ne me semble pas catholique, je ne suis pas tombé de la dernière pluie: on ne remplit pas les verres des convives en leur absence, je n’aime pas qu’on ouvre la bouteille hors de ma présence.

Richard revient, offre un large sourire à mon épouse, lève son verre et trinque au bonheur des amoureux. Il a l’art du sous-entendu. Le mousseux n’est pas frais, mais je vide ma flûte, j’en refuse une seconde parce que je conduis. Une danse se termine. Mon voisin m’observe attentivement, l’air légèrement déçu. Pour le mettre à l’épreuve je me mets à bailler:

-Chérie, je me sens fatigué, nous devrions rentrer.

-Nous venons d’arriver, je veux profiter de ma soirée. Tu résistes à plus d’un verre habituellement. Repose-toi un peu et nous irons anser ensuite, ça te réveillera.

Je laisse tomber ma tête dans les mains, doigts écartés devant les yeux. Quand s’annonce le tango, Richard triomphant propose aimablement à Marie de me remplacer pendant que je somnole. Marie lui emboîte le pas.

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