Mister Hyde - 22 Et 23

22–

L’appartement de la rue Molière éveilla toute son attention mais pas le moindre souvenir, pas plus que son lieu de travail ou ses collègues. Il démissionna d’ailleurs deux jours après sa sortie de l’hôpital, un bref passage là-bas lui ayant suffi pour comprendre qu’il n’avait rien à y faire. Conséquemment, il vendit ses parts au plus offrant et acheta la rue Molière à son ami ainsi que l’appartement du dessus. Il passa ses journées à croquer son futur domaine en espérant trouver un architecte et des artisans prêts à réaliser ce à quoi il pensait. Puis il partit en quête de ces perles rares.
Les travaux commencèrent avant que les ventes ne fussent consolidées. Il était pressé. Il donna à l’architecte et à son équipe, un mois pour les réaliser et partit vivre à l’hôtel.
***
Il avait commencé à concevoir son projet à l’hôpital, sans avoir la moindre certitude sur la faisabilité, le lieu, ou le financement mais avec une idée bien précise de qui serait présent à l’inauguration : Fanny.
Au cours des mois qu’avait duré son hospitalisation, la jeune femme et lui avaient beaucoup échangé sur toutes sortes de sujets et il avait, peu à peu, pénétré son intimité. Deux observations avaient incliné Frédéric à l’accepter dans sa sphère : tout d’abord, alors qu’il refusait qu’on le regardât, elle fut la seule à accepter de rester dans son dos pour refaire ses pansements puis, quand il fut indispensable qu’elle lui fît face, elle le regarda sans dégout. Enfin, si elle vint de son propre chef le visiter de temps en temps, elle accepta très vite qu’il lui imposât des horaires d’abord, ses tenues ensuite et quand il exigea qu’elle vînt en dehors de ses heures de travail, elle accepta sans tergiverser. Bientôt, il la fit venir la nuit et passer par des chemins déserts afin qu’elle ne fût pas vue. Elle se plia au moindre de ses caprices. Pourtant, il ne la touchait pas et déguisait parfois ses ordres en conseils mais, lorsqu’il l’interrogeait sur ce qu’elle ressentait, le mot : excitation était toujours de mise.

Aussi exigea-t-il d’elle, durant le court entretien qu’il eut avec elle avant de quitter l’hôpital, son numéro de téléphone et son adresse. Elle griffonna le tout sur un bout de papier sans broncher. Il sut alors avec certitude que, bientôt, elle serait à lui.
***
« Demain, 20h, escaliers de l’Opéra. Tu porteras des escarpins bordeaux. »
« Le message n’est pas signé. »
« 26 »
« J’y serais. »
« 26 », c’était le numéro de sa chambre, à l’hôpital et il avait décidé, puisqu’elle exigeait une signature, que c’est ainsi qu’il se ferait reconnaître d’elle.
Elle viendrait, il allait pouvoir la tester.
***
Il arriva à huit heures moins cinq, elle était déjà là. Il put donc l’admirer tout à loisir. Pour l’occasion, elle avait revêtu une jupe courte (mais pas trop) et un top laissant ses bras et sa gorge nus. Elle portait également des escarpins bordeaux. Il sourit, satisfait. Il s’avança vers elle avec quelques minutes de retard et lui fit compliment de sa ponctualité sans s’excuser de l’avoir fait attendre. Aussitôt, il lui prit le bras et l’entraîna vers la chaussée d’Antin, au pub irlandais. Il lui commanda une bière blanche tandis qu’il optait pour une Murphy.
• J’espère que tu aimes la bière blanche… Dans le cas contraire, tu n’es pas obligée de la boire, je le saurais pour la prochaine fois. En revanche, tu vas te faire une queue de cheval. Tes cheveux masquent ton visage et je n’aimerais pas qu’ils tombent de cette façon pendant que tu me suceras. Ce serait très désagréable...
La jeune femme obtempéra aussitôt sans paraître choquée le moins du monde par les propos de l’homme. L’homme : c’est ainsi qu’elle le nommait puisqu’il lui avait répété à maintes reprises que le prénom de Frédéric lui laissait un arrière-goût d’inconnu et d’insatisfaction ; la personne qu’on lui avait dépeinte ne correspondant absolument pas à celle qui, chaque jour devenait en lui plus présente. Elle le regarda par en dessous et vit qu’il souriait, maintenant qu’elle avait dégagé son visage de la masse de cheveux noirs qui l’encombrait.
Elle porta la main à son verre et avala deux gorgées du trouble liquide. Elle ne put retenir un sourire en sentant les bulles légères lui picoter la gorge et la saveur sucrée d’une violette caresser ses papilles.
• Ni amertume ni acidité… ça te plaît…
• Elle est excellente et… C’est un excellent entraînement.
Frédéric n’eut aucun doute sur l’aspect érotique de la remarque de Fanny. La jeune femme ne marquerait ni dégoût ni hésitation au moment fatidique.
• J’ai, en tes capacités la plus entière confiance. Néanmoins, je voudrais en savoir plus sur ton passé. J’espère que tu es prête à répondre à mes questions…
Elle hésita un bref instant. Devait-elle fanfaronner ou au contraire se montrer plus réservée ? Elle finit par dire exactement ce qu’elle pensait :
• Je l’espère aussi.
• Commençons par le commencement, si tu veux bien. À quel âge ta première expérience sexuelle ?
• A quatorze ans.
La réponse fusa mais le corps de Fanny eut un léger recul, comme si elle avait voulu retenir ce que sa bouche venait de révéler. Le mouvement n’échappa pas à Frédéric. D’instinct, il sut que la bataille serait physique mais que l’esprit, déjà, lui était acquis.
• Quatorze ans, cela fait donc une dizaine d’année. Combien d’amants dans cette période ?
Il lut dans le regard de la jeune femme une certaine incompréhension.
• Cette question n’est pas un piège, Fanny. C’est juste la question d’un homme curieux de ton passé. Tu peux y répondre ou non, tu as toute latitude pour cela…
• Ce n’est pas ça, répondit-elle du tac au tac, c’est juste que là où j’ai grandi on a pas d’amant, on est la meuf, la pute ou la salope à… machin ou truc.
J’ai été la meuf de quatre queum. Leur meuf, c’est-à-dire que les mecs me respectaient, j’étais une fille sage, pas une de ces pétasses qu’on s’échange aussi facilement qu’on se file une clope. Et puis j’ai quitté la cité pour aller faire mes études…
• Et ?
• Et rien.

• Donc, quatre hommes depuis tes quatorze ans et rien depuis environs six ans. C’est bien ça.
• Oui.
• Pourquoi ?
• Je n’en sais rien. Peut-être que ça ne m’intéressait tout simplement pas. Peut-être que c’était les hommes qui n’étaient pas intéressants… ça doit être ça. Je les trouvais mous.
• Ok. Des aventures avec des femmes ?
Fanny regarda Frédéric et son étonnement se mua en sourire.
• Non. Mais rien ne s’y oppose. L’occasion ne s’est pas présentée, c’est tout.
• Tout à l’heure, quand je t’ai demandé de te faire une queue de cheval, mon langage ne t’a pas choquée…
• Pourquoi ? dit-elle en l’interrompant. Ça aurait dû ? vous parlez cash et j’aime ça. Vous allez droit au but, c’est mieux. Au moins, il n’y a pas d’ambiguïté. Le problème, avec les types que je fréquente, c’est qu’ils n’osent pas, ni dire leurs désirs, ni même les suggérer.
• La faute au harcèlement, peut-être… et à l’épée de Damoclès que cela laisse flotter dès qu’on exprime ses envies à l’égard d’une personne…
Fanny prit quelques secondes de réflexion avant d’opiner sans véritable conviction.
• Peut-être… … Vous êtes pourtant le parfait contre-exemple…
• Absolument pas. J’agis ainsi avec toi parce que je suis sûr de mon fait. Tu as envie que je te choque, tu as envie que je te mette mal à l’aise en parlant ouvertement de cul avec toi en public. Je sais que ça te fait mouiller, c’est pour ça que j’agis ainsi. Je ne prends aucun risque et mon comportement serait tout autre avec… la lieutenant Martin par exemple.
Fanny se redressa d’un coup.
• Évidemment ! Elle est flic…
• Exactement, elle est flic ! Pourtant, ce n’est pas son statut de flic qui fait d’elle ce qu’elle est. Ce métier s’est imposé à elle mais ce n’est pas sa vocation. Pour devenir flic, elle a tordu son âme, pour la faire rentrer dans un moule auquel elle n’était pas destinée. Mais une âme, c’est vivace et la sienne n’échappe pas à la règle or, elle est régie par la philosophie, pas par la morale républicaine.

• Ce qui signifie… ?
• Qu’il faut la combattre sur le plan des idées, pas sur celui de la bienséance.
• Je ne comprends rien… Si ses idées et la bienséance se rejoignent…
• Elles se rejoignent, elles ne se mélangent pas.
• Ouais ! C’est trop compliqué pour moi.
Le silence s’installa durant plusieurs minutes entre les deux personnes formant cet étrange duo. Fanny regrettait d’avoir réagi tel qu’elle l’avait fait et Frédéric se demandait comment ramener la conversation à des considérations plus terre à terre. Ce n’est pourtant pas lui qui reprit la parole.
• Vous pensez que vous étiez déjà comme aujourd’hui quand vous l’avez aimée ?
Frédéric lui lança un regard coléreux mais cela ne la désarçonna pas.
• C’est elle qui nous l’a dit… que vous avez été son premier amour…
• À moi, elle n’a rien dit de tel.
Fanny ouvrit la bouche mais préféra se taire. Frédéric profita de l’aubaine.
• Avoir la bouche ouverte te va très bien. J’ai très envie de la combler.
Et sans attendre qu’elle réagisse, il glissa sous son verre un billet pour régler les consommations, se leva et entraîna Fanny dans son sillage. Il était si pressé que la pauvre Fanny précipitait ses pas pour ne pas être trop distancée. « Courir avec des talons, c’est galère », se dit-elle mais pour rien au monde elle n’aurait abandonné la poursuite. Elle poussa la porte cochère de la rue Molière une fraction de seconde avant qu’elle ne se refermât et opta pour l’escalier espérant ainsi trouver un indice sur le seuil à franchir. Un entrebâillement au troisième lui indiqua où pénétrer.
La porte claqua derrière elle. Surprise, elle se retourna.
Frédéric était là, goguenard.
Il la gifla et lui intima l’ordre de s’agenouiller. L’éducation de Fanny venait de commencer.
***
Fanny, agenouillée, la joue cuisante, baissait les yeux. Elle ne vit pas Frédéric saisir contre le mur un fauteuil de jardin pliant et elle ne vit que le bas de son pantalon quand il s’y installa à quelques centimètres d’elle.
• Relève la tête et ouvre la bouche.
L’ordre était clair et sans appel, elle obtempéra. Elle le regretta assez vite car, si Frédéric parlait, il n’agissait pas. Et elle bavait. Au sens propre du terme : la salive s’accumulait sous et sur sa langue. Or, dans la position qu’elle tenait, il était quasi impossible de l’avaler et, bientôt, sa cavité buccale déborderait. La bave s’épancherait alors en minces filets tombant de ses lèvres sur ses vêtements. Elle en éprouva une honte qu’elle n’avait jamais ressentie mais qui lui faisait, paradoxalement, chaud au cœur. « Enfin un homme qui sait et qui fait ce qu’il veut, se dit-elle. Un homme comme celui dont je rêve… »
Frédéric se tut et ce fut le silence. Fanny n’avait pas écouté un traître mot de son discours, trop occupée à retenir les filets de salive. L’homme ne prit pas la peine de se lever, il se pencha en avant et la gifla. Un flot d’écume fusa pour atterrir sur le plancher.
• Tu devrais écouter quand je parle car, si pour la plupart des gens cela n’a aucun intérêt, cela peut se révéler capital pour toi. Que tu tâches tes fringues, si c’est moi qui l’ordonne, n’a aucune importance ; que tu ignores ce que j’attends de toi parce que tu as la tête ailleurs, ça, c’est grave.
Fanny abaissa son visage vers le sol, elle en profita pour déglutir. Durant un instant, elle se demanda pourquoi elle acceptait que ce type la batte et lui fasse faire des choses totalement hors de ses habitudes ; son premier copain avait eu toutes les peines du monde à lui faire accepter la fellation et elle n’avait toléré d’être sodomisée qu’un soir où elle était bourrée. Or, avec lui, rien ne la choquait, tout lui paraissait logique et naturel et, pour être tout à fait franche avec elle-même, une boule de désir conséquente poignait dans son bas-ventre.
Elle releva les yeux et elle le regarda. Pas question pour elle de, ne serait-ce que susurrer un mot d’excuse puisque, d’une certaine façon, il l’avait trahie en ne la prévenant pas. Bien entendu, elle avait conscience de ne pas être tout à fait honnête, ni avec lui, ni, surtout, avec elle-même, en agissant ainsi. Mais peu importait, elle lui rendait juste la monnaie de sa pièce.
• Il te faudra du temps pour assimiler cette leçon, dit-il en lui souriant. Aucun de nous deux n’est ou n’a été honnête envers l’autre depuis dix minutes. C’est l’erreur à ne pas commettre. C’est pourtant celle que nous commettons tous, à un moment ou à un autre. Ce qui cimente notre relation, c’est la confiance que nous avons l’un dans l’autre. Je t’ai intentionnellement poussée à la faute et tu m’as sciemment menti en ne te rebellant pas face à cette injustice. Si je t’avais demandé les raisons de ton acceptation, tu m’aurais répondu que l’humiliation que je t’ai fait subir t’excite, que la franchise avec laquelle j’exprime mes désirs bouleverse ton carma… tout ça, ce ne sont que des conneries. Parce que tu te forces à tolérer l’intolérable. Or, ce que j’espère pour toi, c’est que plus rien ne te soit intolérable et que seul le plaisir que tu éprouves, guide tes pas. Donc, si par hasard ou maladresse, il arrive que mes demandes soient intolérables, dis-le-moi, de vives forces, dis-le-moi. Autrement, nous n’avancerons pas, tout au contraire.
Fanny hésita. Devait-elle répondre ou se taire ? Ce n’était pas clair dans son esprit et les paroles de Frédéric ne l’étaient pas plus. Elle choisit de se taire tout en continuant à le regarder, la bouche toujours grande ouverte, prête à le recevoir. Un filet de salive s’échappa lentement par le coin droit de ses lèvres, elle le laissa filer…
***
Fanny ouvrit un œil, étonnée de se retrouver allongée dans un lit. Elle venait de vivre un moment d’une intensité qu’elle n’avait encore jamais connue et qui la ravissait. Elle s’étira, se retourna puis se leva. Sa peau, tendue à l’extrême par la persistance des sensations de la séance, la brûla. Elle émit un petit soupir de satisfaction : elle n’avait pas rêvé.
Lorsque Frédéric s’était enfin décidé à l’action, il lui avait commandé de se lever et de se dénuder. Les termes désuets avec lesquels il formulait ses ordres l’avaient émoustillée et conquis sa docilité. Comme il n’avait donné aucune directive concernant sa bouche, elle l’avait gardée grande ouverte. Elle bavait abondamment. Le filet de salive avait considérablement grossi et s’épanchait désormais sur son menton avant de tomber en flaques gluantes sur sa poitrine nue et durcie.
La bave, petit à petit, s’insinuait entre ses seins pour s’écouler lentement vers son ventre. Le ru allait en ligne droite. Il marqua un instant d’arrêt en arrivant à son nombril qu’il envahit en peu de temps puis repartit, avec la plus parfaite rectitude, vers son mont de vénus. Il ne mit que quelques secondes à vaincre l’ascension de la colinette pour s’évader, toujours plus bas, entre ses cuisses. Là, il se sépara en delta, la branche principale suivant, sur une courte distance, la fente du sexe, avant de se perdre au sol ou elle forma un petit lac tandis que les deux autres bras couraient languissamment le long de ses cuisses.
Fanny n’en était pas revenue. La bave qui s’échappait de sa bouche… Cela l’avait dégoûtée. Elle s’était sentie salie par ce contact visqueux. Plus encore, elle avait eu l’impression de se cracher dessus et d’exprimer une détestation de son corps qu’elle ne ressentait pas. Pourtant, elle n’avait pas regimbé lorsque Frédéric l’avait affublée d’un instrument de qui l’aidait à garder la bouche ouverte au maximum et donc, à saliver toujours plus.
Elle changea cependant d’avis sur les glaires qui la parcouraient quand le ruisselet atteignit son sexe. Le contact chaud et humide de sa salive avec son clitoris fut pour elle une révélation : il eut suffi d’une pression à peine supérieure pour qu’elle atteignît l’orgasme.
Cela fit sourire Frédéric qui, patiemment, la regardait.
• Sens-tu, lui dit-il en collant la bosse de son pantalon à l’hémistiche de ses fesses, comme ce qui paraît écœurant peut devenir délicieux ?
Fanny opina. Ce qui eut pour effet de libérer encore plus de salive. Le liquide gluant coula plus vite et s’enfonça entre ses lèvres que le plaisir avait ouvertes. Ses genoux plièrent tant le choc fut rude, bien que bref. Derrière elle, elle sentit la queue de l’homme gonfler encore. Elle était prête à l’accueillir. Elle n’attendait d’ailleurs que ça. Cependant, elle sut d’instinct que cela n’arriverait pas. Pas avant très longtemps.
***
Inexplicablement, le temps s’étira pour Fanny alors qu’il parut si court à Frédéric. Elle ne sentit les mains de l’homme courir le long de sa silhouette qu’après ce qui lui semblât d’interminables minutes tandis qu’il n’avait pas fallu aux doigts de Frédéric plus d’une seconde pour partir à l’assaut de ce corps encore inconnu.
Lorsqu’elle prit enfin conscience des caresses qu’il lui prodiguait, Fanny se figea, tétanisée par la douceur gluante des mains qui la possédaient. Puis, lentement, elle ondula, au rythme lancinant des doigts qui, désormais, fouillaient son sexe. L’orgasme la prit avec une telle intensité qu’elle s’effondra entre les bras de l’homme.
***
Frédéric emporta la jeune femme à demi consciente jusqu’à la salle d’eau où il la lava patiemment à l’aide d’un gant de toilette. Fanny ronronna de vagues paroles de contentement et sortit de sa somnolence. Elle était propre, nue et réveillée, débarrassée de l’inconfortable instrument qui maintenait sa bouche ouverte.
Frédéric lui sourit et lui tendit la main. Elle le suivit dans le salon.
• À quatre pattes sur le fauteuil, dit-il en la projetant loin de lui dans un langoureux mouvement de valse.
Elle obéit sans réfléchir, cambrant le dos, tendant les fesses dans l’expectative d’être prise, enfin. Un sifflement, le choc des lanières explosant sur les chairs tendres de sa croupe, mirent fin à son espoir. Elle cria et sut aussitôt que c’était une erreur.
• Compte ! Ça t’aidera.
• Un ! gémit-elle.
Le second coup arriva à l’inverse du premier, elle compta. Le troisième survint par le haut, elle sentit quelques lanières glisser entre ses fesses, elle compta. Mais pour le quatrième, elle hésita : c’était plus une caresse qu’une meurtrissure, Frédéric s’étant contenté de promener le martinet le long de sa raie entrouverte. Finalement, elle ne le compta pas. Il n’en fut pas de même pour les suivants qui vinrent abruptement mourir entre ses cuisses : sur sa raie, sa fente et son clitoris. Puis tout cessa et elle ressentit une sorte de vide, comme si on la privait soudainement d’une chose essentielle à sa vie. Et l’impression dura jusqu’à ce que la main de Frédéric vienne apaiser le feu naissant. Durant ces quelques secondes, elle crût que c’était le fouet qui lui manquait mais dès que les doigts apaisants frôlèrent ses contusions, elle comprit que c’était le contact qui lui faisait défaut, plus précisément encore, le simple fait qu’on s’occupât d’elle. En un instant, elle prit conscience qu’elle avait toujours voulu être prise en main et surtout, dorlotée : peu lui importait d’être brutalisée tant qu’elle serait récompensée par la douceur dont on la choyait et qu’elle éprouvait maintenant. Elle tourna la tête et remercia l’homme d’un sourire qu’il lui retourna avec un soupçon de tristesse qu’elle ne saisit pas.
Toujours comme en dansant, l’homme lui fit quitter le fauteuil et la position offerte qu’elle occupait. Elle se retrouva debout. Ses chairs se tendirent et elle sentit la brûlure de ses cuisses qui désormais se frôlaient. Elle eut également l’impression que ses fesses s’étaient alourdies, tout comme ses seins qui pointaient fièrement. Elle s’attendait à ce qu’il parlât mais il n’en fit rien, il se contenta de s’asseoir et de l’observer. L’état de nudité dans lequel elle se trouvait se mit à la gêner. Des hommes l’avaient vue nue, bien sûr, mais aucun ne l’avait regardée avec une telle acuité. Elle eut aussitôt l’impression d’être un bibelot dans une salle des ventes, une esclave présentée au marché. Jamais elle n’avait éprouvé pareille sensation d’excitation : combien valait-elle ?… Pour lui ou… pour les hommes en général ?
La voix de Frédéric la sortit de ses pensées. Cette fois, elle écouta attentivement.
• À quoi penses-tu ?
La sensation de brûlure monta de ses fesses à ses joues en un battement de cils. Allait-elle répondre la vérité ? Non ! elle ne pouvait pas dire ce à quoi elle pensait, elle aurait tellement honte…
Un léger crispement de la bouche : Frédéric était agacé.
• Est-ce à ce point stupide ?
• Stupide… Non ! Je ne crois pas…
• Et bien qu’est-ce, alors… ?
• C’est que… Je…
• Aurais-tu honte ?
• Euh… ! Oui…
• Honte de l’avoir pensé ou honte de le dire ?
Fanny serra les cuisses et se contorsionna mais les mots finirent par franchir ses lèvres.
• De le dire…
• Si tu n’as pas eu honte de le penser, pourquoi avoir honte de le dire ?
• C’est que…
Et puis les mots jaillirent si vite qu’ils finirent leur course en une bouillie incompréhensible.
• Viens-la, dit-il en tapotant ses genoux. Calme-toi et dis-moi tout ça à l’oreille.
Fanny obtempéra. Elle s’assit à califourchon sur les cuisses de l’homme et glissa à son oreille une petite phrase qui le fit sourire.
• Bien ! Maintenant que tu l’as dit tout bas, répète le tout haut.
Fanny se redressa sans se lever : la main de Frédéric ayant pris possession de son sexe. « Nouvelle épreuve se dit-elle. Je dois parler sans montrer le plaisir qu’il me donne… » Elle hésita un bref instant, pris une large inspiration et débita, le plus calmement qu’elle le put :
• Pendant que vous me regardiez, je me suis vue, moi, esclave attendant d’être vendue. Et je me suis demandée combien je valais…
• Tu vois, ce n’est pas si compliqué dit-il sans cesser son petit manège digital. Il ne faut jamais avoir honte de ce qu’on pense, de ce qu’on espère ou de ce dont on rêve. Et surtout, il ne faut jamais avoir honte de le dire, quitte à choquer. Qu’importe ! Les autres t’accepteront telle que tu es, ou te rejetteront. De toute façon, tu n’as pas besoin d’eux.
Ce qui est intéressant, en revanche, c’est que tu n’aies pas eu honte de cette vision mais de m’en avouer la teneur. Tu as réagi avec la morale qu’on t’a inculquée : telle et telle choses ne sont pas bien, donc…
Mais… Je ne suis pas en capacité d’être choqué ou atteint par des préceptes moraux parce qu’ils ne sont pas miens. Peut-être l’homme que j’étais aurait-il été outré de ton aveu. Ça ne peut pas être mon cas, j’ai tout oublié. Je connais la morale, je sais distinguer le bien du mal mais je n’ai pas les mêmes barrières, les mêmes limites. Battre une femme, c’est mal (et politiquement très incorrect) mais le désir qu’en ont certaines, fait que la chose devient possible et acceptable. Sans un accord, explicite ou tacite, c’est mal. Ce qui change tout, c’est l’adhésion. Lorsque je t’ai fouettée tout à l’heure, tu étais libre de tes mouvements, rien ne t’empêchait de te lever et de refuser ce que je t’infligeais. Pourtant, tu es restée en position et tu as accepté que je te flagelle. Tout comme tu vas accepter de me sucer avant que je te sodomise.
Fanny tressaillit si brusquement qu’elle expulsa les doigts qui la fouillait. La seule fois où elle avait été sodomisée, elle était trop ivre pour refuser et elle en gardait un souvenir désagréable. Là, en pleine possession de ses moyens, l’idée ne l’enchantait guère et, bien qu’elle eût la certitude qu’elle finirait par acquiescer à l’exigence de l’homme, ce jour-là, elle refusa.
Frédéric n’insista pas sur ce point, les explications données à haute voix par la jeune femme suffirent à le convaincre d’être patient. Il lui fit néanmoins signe de s’agenouiller mais avant d’apprécier d’apprécier les prouesses de sa bouche, il l’interrogea.
• Tu as sucé tes quatre « Keums » ?
• Oui monsieur répondit-elle succinctement.
• Le…
Fanny savait quelle question il allait poser et malgré son comportement au café une heure plus tôt, elle anticipa la réponse afin de ne pas l’entendre formulée.
• Non monsieur, je ne l’ai jamais fait.
• Tu n’as jamais fait quoi ? dit-il sans s’offusquer d’avoir été interrompu.
• Je n’ai jamais avalé monsieur. C’était bien ce que vous aviez en tête ?
Frédéric sourit et poursuivit :
• Tout à fait. Mais maintenant, je veux savoir si tu t’en sens capable ?
Fanny hésita quelques secondes et formula sa réponse d’une façon qui sembla étrange à Frédéric.
• Je n’attendais que vous pour m’y résoudre.
C’était vraiment ce qu’elle pensait. Sur ses quatre petits amis, un seul avait exprimé ce désir sans jamais lui donner l’occasion de l’exhausser. Elle s’était abstenue de le lui rappeler et puis était venu le temps du jeûne. Maintenant que cette période prenait fin, le moment était venu de relever le défi. Le faire pour le plus grand plaisir de Frédéric était pour elle une évidence. Sans attendre la question suivante, elle dégrafa le pantalon de celui qu’elle s’était choisie pour maître et engloutit son vit déjà bandé.
« Mains dans le dos » entendit-elle tandis que ses doigts voyageaient sur la hampe qu’ils baguaient. Elle obéit aussitôt laissant à ses seules lèvres la joie de posséder le sexe. Elle l’avala lentement tout en prenant conscience que sans aide de ses membres, l’exercice était autrement plus complexe que dans ses souvenirs.
L’homme étant assis, elle rectifia sa position afin que ce ne soit plus seulement son cou qui travaille mais tout son torse. Ses petits amis considéraient la pipe comme une mise en forme, elle pressentait – à juste titre – que Frédéric n’en avait pas la même conception. « Pour lui, pensa-t-elle, il s’agit d’un acte sexuel à part entière, pas un simple « apéro » – elle pensa : « mise en bouche » – en plus d’être un geste de soumission de la part de celle qui la prodiguait. C’est comme un strip-tease décida-t-elle, c’est une mise à nue, une offrande… »
Alors, elle se mit à chantonner intérieurement l’air sur lequel elle se déshabillait les soirs où l’envie la prenait de se caresser. La musique l’aida à trouver son rythme ainsi que les mouvements qui l’accompagnèrent et bientôt, tout le haut de son corps dansa, sa langue se mit à fredonner, ses lèvres à osciller.
Frédéric fit plus qu’apprécier la fellation qu’elle lui dispensa, il la vécue comme un moment béni. Chaque seconde, chaque caresse lui apportait son lot de surprise et de sensualité. À tel point qu’il abdiqua toute velléité de se retenir avant la fin de la chanson. Heureusement pour Fanny, il grogna son plaisir, elle ne fut donc pas surprise lorsque de puissants jets de sperme inondèrent sa bouche. Elle les conserva pour en mesure la tiédeur et le goût et puis elle avala en regardant l’homme droit dans les yeux.
Elle s’attendait à être questionnée sur ses impressions de cette première fois mais au lieu de cela Frédéric lui tendit la main et l’entraina vers le canapé où, sans attendre, il lui rendit la pareille. En prenant soin de parcourir des lèvres et de la langue la moindre partie sensible du sexe de la jeune femme, Frédéric la mena aux frontières de l’orgasme. Sa langue était partout. Tantôt elle enrobait le clitoris de Fanny, tantôt elle plongeait dans les profondeurs de son sexe alors que la seconde d’avant elle effleurait ses lèvres. Parfois même, elle s’aventurait très bas, à la limite du périnée pour remonter avec des lenteurs serpentines jusqu’à son bouton qu’il capturait entre ses lèvres pour le sucer avec tendresse. Il modifia si souvent ses manières, ses caresses, qu’à chaque prémice de basculement, fanny découvrait une sensation nouvelle qui la maintenait dans l’attente. Puis tout cessa et enfin elle reçut Frédéric. Elle le reçut bien plus qu’il ne la prit tant il s’enfonça en elle avec lenteur. C’était, comme un cadeau qu’on déballe avec soin pour faire durer l’instant et en conserver intactes toutes les composantes, de la ficelle colorée au papier et même au moindre morceau de scotch. Fanny engrangea tous ces souvenirs tandis qu’elle se donnait à lui. Lui, l’amena au bord du plaisir et s’interrompit pour lui offrir une feuille de rose. Fanny n’avait pas l’habitude qu’on la caressa de la sorte mais elle se laissa prendre au jeu et surtout au plaisir. La langue de l’homme effleurait avec tant de douceur son petit trou qu’elle vibra et étouffa un râle. Certes, il ne la prendrait pas par-derrière aujourd’hui mais il lui donnait un avant-goût des délices qu’elle venait de refuser. Elle implosa, au sens littéral du terme. Tout son corps se recroquevilla pour ne former sur le sol qu’une petite boule de chair frissonnante et gémissante.
Frédéric attendit patiemment qu’elle se calma puis l’emporta dans la pièce d’à côté où il la coucha avant de s’éclipser. C’est ainsi que Fanny se retrouva dans un lit sans savoir comment elle y était venue.
***
Frédérique ne comptait plus les jours, ni même les semaines depuis qu’elle avait quitté son boulot et sa ville pour se terrer dans un petit village du centre du pays. Julie l’avait rejointe trois semaines plus tard mais la présence de son amie n’avait rien de salvateur, bien au contraire. Julie prenait en charge toutes les corvées de la maison et s’occupait de Franck avec la plus grande douceur. Mais jamais, malgré la charge de travail que cela représentait, elle ne poussa Frédérique à l’aider. Jamais elle ne l’incita à sortir de sa léthargie. Et, plus le temps passait, plus Frédérique s’étiolait.
Aux premiers jours de son absence, elle avait reçu des appels du bureau, de ses sœurs et de sa mère. Seule sa mère avait insisté mais, lasse de ne plus répondre, elle avait résilié son abonnement et opté pour un nouvel opérateur. Elle avait coupé tous les ponts et ne savait pas comment les réparer. Elle s’enferma dans une solitude dont le seul horizon devint Frédéric et la jouissance qu’il lui avait donnée. Elle ne pensait plus qu’à cela, ne vivait plus que pour cela : retrouver son Maître. Et pourtant, elle ne bougeait pas, attendant qu’il réapparaisse comme par magie. Sa seule occupation, le seul signe qu’elle gardait espoir était le rangement et l’aménagement fidèle du donjon de Caen dans le sous-sol de la maison. Frédéric ayant tout laissé derrière lui, elle avait tout déménagé. En aucun cas elle voulait oublier cette période de sa vie. Recréé cet espace lui était un besoin vital.
***
Julie se garda bien de parler de la visite du lieutenant Martin à Frédérique encore moins du fait qu’elle avait retrouvé Frédéric : quel meilleur moyen, pour elle, de conserver la jeune femme et son fils pour elle toute seule ? En revanche, elle se promit qu’à la moindre occasion, elle irait l’espionner. Elle voulait tout savoir de lui afin de pouvoir contrer un éventuel retour. De fait, quelque dix jours après son arrivée, elle prétexta un voyage à Caen pour s’occuper de sa maison qu’elle voulait, affirma-t-elle, mettre en location. Elle fila directement sur Paris.



23–




Frédéric jeta son téléphone sur la table. Il avait la certitude que Nathalie Martin lui mentait, au moins par omission. Depuis qu’il avait quitté l’hôpital, elle l’appelait deux fois par semaine pour prendre des nouvelles et l’informer de la progression de l’enquête sur ses agresseurs mais il y avait dans son phrasé une sorte d’hésitation qui faisait penser au jeune homme qu’elle avait autre chose de bougrement plus important à lui apprendre. Comme à chaque fois depuis que cette intuition l’avait assailli, il se promit de mettre les pieds dans le plat au prochain appel de la policière et, comme de juste, il ne le ferait pas. En réalité, son passé en général et les résultats de l’enquête en particulier, ne l’intéressait pas. Il se créait au jour le jour une existence nouvelle, et c’était tout ce qui comptait pour lui. La vie avait fait pour lui, table rase du passé, et il se trouvait très bien ainsi. Sans ami, sans attache, avec pour seule compagnie celle que lui offrait Fanny deux ou trois fois par semaine selon ses disponibilités. Tout cela lui semblait parfait. Néanmoins, il lui arrivait parfois d’avoir ces impressions de « déjà vu » qu’il n’arrivait pas à chasser. Elles étaient provoquées par toute sorte d’événements anodins : un simple mot dit sur un ton particulier pouvait suffire. Mais, systématiquement, elles éveillaient les mêmes images, celles de deux femmes : l’une blonde, l’autre châtaine aux ombres rousses, toutes deux aux cheveux longs et souples. Tous ses efforts portaient alors sur l’effacement de ces bribes de souvenirs.
***
Nathalie raccrocha et appela Lucile qui ne répondit pas, elle lui laissa donc un message. Au fil des jours et des conversations avec Frédéric, la volonté de la policière s’affermissait. Elle désirait par-dessus tout qu’il retrouvât la mémoire et le seul moyen à sa disposition, hormis les révélations qu’elle aurait pu lui faire sur l’existence de sa compagne et de leur , était une intervention de sa cousine. Savoir comment ils s’étaient trouvés, comment ils étaient tombés amoureux, n’intéressait pas Nathalie mais tout ce qu’elle lui avait raconté de sa vie passée n’avait rien éveillé en Frédéric or, il lui fallait un électrochoc qu’elle n’était pas en mesure de lui donner. À sa connaissance, depuis la disparition de la femme qui avait alerté sur l’absence de Frédéric, seule Lucile était en mesure de lui ré-insuffler la vie. Elle agit donc en tentatrice et donna à sa cousine l’adresse de l’homme.
***
Lucile écouta le message pour la troisième fois. Ce n’était pas la voix mélodieuse de Nathalie qui l’envoûtait mais le contenu de ses paroles : l’adresse de Frédéric. Lorsqu’elle remit son téléphone dans sa poche, sa décision était prise. Elle s’engouffra dans le métro. Elle choisit de descendre à « Étienne Marcel » et de rejoindre la rue Molière par les petits Champs et Richelieu pour se retrouver face à un digicode. Toute bête et furieuse de son impulsivité, elle allait rebrousser chemin quand la porte cochère s’entrebâilla et que Frédéric se glissa dans l’étroite ouverture. Elle ne l’appela pas.
Frédéric remonta la rue Molière vers Richelieu et prit le chemin de l’Opéra où l’attendrait Fanny. Lucile lui emboîta le pas avec une détermination qui l’étonna. Arrivée à l’Opéra, elle découvrit une femme brune au sourire ravageur, aux yeux d’un bleu profond sur la taille de laquelle se refermait la main de Frédéric. Lucile pâlit. Elle arrivait trop tard. Pourtant, elle ne s’éloigna pas, bien au contraire. Forte de l’incognito que lui assurait l’amnésie de Frédéric, elle suivit le couple au plus près afin de pouvoir saisir les bribes de leur conversation. Ils s’installèrent à la terrasse d’un café, elle opta pour la table voisine et fit semblant de s’intéresser à son téléphone. Frédéric lui tournait le dos mais elle ne perdit pas un mot de ses paroles.
• C’est bien, disait-il. Je n’étais pas certain que tu viendrais nue sous ton manteau. Maintenant que je te vois comme ça, j’ai très envie de te baiser. Si nous ne risquions pas de heurter la morale commune, je te prendrais sur la table, à l’instant. À défaut, je veux voir ta fente…
Curieuse, Lucile observa du coin de l’œil, la réaction de la jeune femme. Fanny, sans qu’un seul muscle de son visage laissât transparaître quoi que ce soit, écarta légèrement les cuisses et découvrit son sexe. La jeune fille n’en crut pas ses yeux. Pourtant, les penchants de Frédéric lui étaient connus, ils avaient même passé une nuit entière à en discuter. Mais entre savoir et voir, la différence était de taille. Devait-elle plaindre la jolie brune ou l’envier ? La réponse prit la forme d’une vague de désir qui la submergea. Elle ferma les yeux et se souvint : « Durant ce dîner, je n’ai eu que deux visions de vous : agenouillée face à moi en train de me sucer et allongée sur mes cuisses pendant que je vous fessais. » C’était mot pour mot ce qu’il lui avait dit avant de l’entraîner dans un café porte Champerret où ils avaient discuté jusqu’au petit matin. Et maintenant, elle en rêvait. Elle avait sous les yeux le sexe luisant de Fanny et savait que le sien n’avait rien à lui envier. Elle mouillait et ses seins se tendaient sous son pull tandis que Frédéric poursuivait :
• Elle est belle, elle luit comme un soleil et elle me donne faim. Mes doigts, ma langue me démange. J’ai envie de l’explorer et de la savourer.
Lucile croisa les jambes pour réprimer une nouvelle vague de désir tandis que Frédéric achevait son discours :
• Mais je vais faire preuve de patience et boire tranquillement ma bière tout en caressant ta chatte du regard. Un peu de frustration, c’est bien.
Maintenant, Lucile enviait Fanny. Après tout, sans l’agression dont il avait été victime, ça aurait pu être elle à la place de la brune. Être nue sous ses vêtements, elle l’avait déjà fait lors de leur premier dîner… Elle se plut à penser que, s’il l’avait su, il lui aurait aussi demandé de s’exhiber. L’aurait-elle fait ? Sans doute. Elle se souvenait si bien de son excitation ce soir-là. Elle était prête à tout et c’est lui qui avait été sage, lui qui avait refusé de venir chez elle. Elle était disposée à le sucer, même en pleine rue, elle était partante pour qu’il la fesse autant qu’il le voulait. Elle le lui avait dit. Mais il l’avait emmenée dans un café sordide qui grouillait d’alcolos et ils avaient parlé. Rien de plus.
Elle était tellement en colère contre elle-même de ne pas s’être jetée sur lui ce fameux soir qu’elle ne les vit pas partir. De toute façon, elle connaissait leur destination. Elle régla sa consommation et courut sans s’arrêter jusqu’à la rue Molière.
***
Lucile arriva avant eux et se glissa à leurs trousses quand ils entrèrent dans l’immeuble. Elle grimpa silencieusement les trois étages et appuya son oreille contre la porte palière. Elle n’entendit que le silence jusqu’à ce que la porte s’ouvre brusquement, la propulsant au cœur d’une entrée tendue d’un bleu de nuit.
• Voilà notre petite espionne dit la voix de Frédéric dans son dos. Vous pensiez peut-être que vous n’étiez pas repérée… Perdu ! Vous me suivez depuis que je suis sorti tout à l’heure. Puis-je savoir ce qui me vaut cet honneur ?
Pétrifiée, Lucile ne trouva rien d’autre à répondre que :
• Je suis Lucile…
Le sourire goguenard de Frédéric tourna à la moue puis au rictus.
• Impossible ! Vous n’êtes pas Lucile ! Vous ne pouvez pas être Lucile. Lucile est une femme, pas une gamine.
• Oh si Frédéric, c’est bien moi. Tu m’as oubliée suite à ton agression mais c’est bien moi. La dernière fois qu’on s’est vus remonte à presqu’un an mais c’est bien moi. Je n’ai pas changé, juste un peu vieilli mais c’est bien moi. Je suis juste venue te dire que je t’aime toujours. Même si tu ne sais plus qui je suis.
Frédéric la regarda, incrédule. Au fil du temps, il s’était mis à croire que Lucile n’existait pas puisqu’elle n’était jamais venue le voir, ne l’avait jamais appelé. Il avait fini par la ranger dans un coin, avec Lucrèce qui, elle, avait vécu et était morte. Hormis leurs prénoms, il n’avait d’elles aucun souvenir réel. Tout ce qu’il savait de Lucrèce, c’est Nathalie Martin qui le lui avait raconté. De Lucile, la policière ne savait rien. Et lui non plus.
• Fanny !… Fanny ! se mit à crier Frédéric tandis que Lucile restait plantée comme une endive.
Fanny émergea d’une pièce. Elle était nue à l’exception d’un porte-jarretelles et de bas noirs. Ses seins pointaient glorieusement. Elle s’arrêta en voyant Lucile.
• Fanny, c’est toi qui m’a envoyé cette fille ?
Fanny regarda Frédéric comme s’il était subitement devenu fou. Il n’eut pas besoin qu’elle réponde pour savoir qu’elle n’était pour rien dans la venue de la gamine.
• Je peux tout t’expliquer dit celle-ci. Je peux te raconter.
Du doigt, il indiqua une porte tandis que de son autre main il congédiait Fanny.
***
Lucile entra dans un salon qui était l’opposé de ce qu’elle imaginait être le cadre de vie de Frédéric. La pièce était encombrée de bibelots et de photos de famille sur lesquelles il n’apparaissait jamais or, se disait-elle, « un homme comme lui doit être un chouille égocentrique… »
Frédéric lui désigna un fauteuil et s’assit en face d’elle.
• Je t’écoute dit-il d’une voix méfiante bien qu’assurée.
Lucile entama son récit à voix basse, comme on commence une confession.
• Si j’avais respecté mon engagement, je ne serais venue que dans cinq mois et deux jours. Nous avions décidé que nous ne reverrions qu’après mes vingt-deux ans et seulement si je t’appelais. À l’époque, nous nous disions « vous » et nous ne nous approchions surtout pas trop près l’un de l’autre ; nous nous mangions des yeux, rien de plus. Vous avez disparu de ma vie et moi, comme vous me l’aviez conseillé, je me suis laissée porté par le courant. Et puis un jour, ma cousine a appelé. Elle m’a racontée votre agression et le fait que vous aviez perdu la mémoire. Elle m’a presque suppliée d’aller vous voir à l’hôpital mais j’ai refusé. Je ne voulais pas lui céder, pas à elle.
• Excusez-moi de vous interrompre dit Frédéric en adoptant également le vouvoiement mais j’ignore qui est votre cousine. À priori, je ne la connais pas…
• Oh bien sûr ! Excusez-moi aussi. Ma cousine c’est Nathalie Martin. Je crois que vous la connaissez.
• Ça pour la connaître…
Lucile esquissa un sourire et poursuivit :
• Ce matin, elle est revenue à la charge et m’a communiqué votre adresse, que je ne connaissais pas. Je suis venue en sortant de cours.
• Et c’est tout ?
• C’est la version courte.
• Tout cela n’explique pas comment Nathalie a découvert notre liaison ou le fait que nous nous connaissions. Cela ne dit pas comment nous nous sommes connus et comment nous nous sommes appréciés. Votre histoire, mademoiselle est trop succincte pour tenir la route.
Il était d’autant plus facile à Frédéric de tenir ces propos que Nathalie ne lui avait jamais parlé de sa cousine et, à fortiori, jamais révélé qu’elle pensait connaître la « fameuse » Lucile qui était pourtant l’un des plus grands mystères de sa vie passée… comme actuelle. Décidément, il lui faudrait avoir avec la policière une discussion sérieuse. Il sentait d’ores et déjà la moutarde lui monter au nez.
• Si vous voulez la version longue, je peux vous la servir. Je n’ai rien oublié, moi.
• Ne soyez pas condescendante, voulez-vous… Encore une fois je vous écoute.
Frédéric semblait un rien agacé par la jeune fille mais, avait-elle conscience de ce que sa présence pouvait avoir de déstabilisant ? Elle se mit à raconter.
• Notre première rencontre remonte à plus ou moins dix ans. À l’époque, vous sortiez avec Nathalie qui était ma cousine préférée et qui trouvait pratique de venir abriter votre amour chez moi vu que j’habite juste en face du lycée où vous étiez. J’avais une douzaine d’année et je me suis entichée de vous. Quand vous vous êtes séparés, Nathalie et vous, je ne vous ai plus revu jusqu’à ce jour, tout à fait par hasard, dans le train qui allait à Caen. Je vous ai tout de suite reconnu, contrairement à vous qui m’aviez oubliée, déjà… Je me suis assise en face de vous et nous avons papoté durant tout le voyage. Idem au retour. Idem les semaines suivantes…
• Et qu’est-ce que j’allais foutre à Caen chaque semaine. Personne ne m’a jamais parlé de ces voyages…
• Je n’en ai pas la moindre idée. Vous ne me l’avez jamais dit. Je pense que vous alliez voir une amie ou une petite amie plutôt mais vous n’avez jamais été très bavard à votre sujet sauf quand il s’est agi de me dissuader de vous aimer. Mais je brûle les étapes.
Au fil des semaines, vous m’avez raccompagnée jusque chez moi, à Courbevoie : j’habite toujours en face du lycée. Comme vous travaillez à Clignancourt et que j’y suis souvent pour mon mémoire, nous avions décidé de déjeuner mais vous ne m’appeliez pas pour fixer une date. Le hasard a fait que nous nous sommes croisés et vous m’avez invité à dîner. Ce soir-là, j’étais prête à… vous voyez ce que je veux dire. Mais vous avez refusé prétextant vos désirs assez peu conventionnels. Nous en avons discuté toute la nuit et puis, plus rien. De guerre lasse, j’ai fini par vous appeler. Nous avons déjeuné et vous m’avez offert un magnifique ouvrage concernant ma thèse. J’ai cru que vous vouliez acheter mon consentement pour que je devienne votre soumise, cela m’a blessée. Nous nous sommes disputés et plus tard, quand nous nous sommes revus pour éclaircir ce différent, vous avez été adorable et m’avez assuré qu’aucune arrière-pensée ne motivait ce cadeau. C’est cette nuit-là que vous m’avez informée de l’existence d’une femme, votre soumise, que vous ne tromperiez jamais C’est également cette nuit-là que vous avez décidé de ne plus me revoir alors, je vous ai mis le marché en main : je vous appellerai le jour de mes vingt-deux ans et nous nous reverrions. Si je ne le faisais pas, c’est que je vous aurai oublié et tout serait alors pour le mieux. Nous nous sommes séparés et je n’ai plus eu de vos nouvelles jusqu’au premier coup de fil de Nathalie. Comment a-t-elle su que j’étais la Lucile dont vous lui aviez parlé, je n’en sais rien. Une intuition sans doute. Elle m’a demandé d’aller vous voir à l’hôpital et j’ai refusé. J’ai refusé en prétextant notre marché mais la vérité c’est que je ne voulais pas lui donner le plaisir de nous avoir réunis et que j’avais peur qu’elle vous trahisse encore. Elle ne m’a donné aucune info sur votre santé ou quoi que ce soit jusqu’à aujourd’hui quand elle m’a envoyé votre adresse. Et je suis là, voilà.
Frédéric prit le temps de la réflexion. Cette histoire n’éveillait pas de souvenir mais des questions à foison. Avec le peu d’information qu’il détenait sur le Frédéric d’avant, il le voyait comme un type sans véritable envergure, sans ambition et surtout vivant une petite vie de célibataire endurci mais rangé. Le peu de chose que Lucile venait de lui apprendre allait à l’encontre de ce qu’il pensait. C’était une véritable révélation : le gentil Frédéric n’avait jamais existé sauf dans sa jeunesse, à l’époque où il fréquentait Nathalie et peut-être Lucrèce…
• Que savez-vous de Lucrèce ? demanda-t-il.
• Jeuh… Rien. C’est la femme de Caen, c’est ça ?
• Non. C’est une femme qui a beaucoup compté pour moi. Mais cela confirme que je ne parlais guère de moi.
La femme de Caen, je ne sais pas qui c’est. Je n’en ai jamais entendu parler. Mais peut-être votre cousine est-elle aussi au courant de son existence. Si c’est le cas, pourquoi ne m’en parle-t-elle pas ?
• Un jour, un samedi, je pensais vous avoir aperçu de loin, au marché. L’homme vous ressemblait en tout cas. Il avait un bébé dans les bras et la femme qui l’accompagnait était resplendissante. C’est à cause d’elle que je me suis dit que ce n’était pas vous. Une soumise ne pouvait pas être aussi belle. Depuis, j’ai vu votre… compagne. Et je ne sais plus.
• Vous êtes en train de dire que j’ai peut-être un  ?
Le ton de Frédéric avait monté dans les aigus. Peut-être que cela expliquerait le vide qu’il ressentait lorsque sur son chemin il croisait un landau.
• Non. Non ! Je ne dis pas ça. Je dis que vous… enfin que l’homme que j’ai vu avait un dans les bras. Ce n’était peut-être pas vous, ce n’était peut-être pas son … Il y a des milliers de possibilités. Je vous raconte juste une anecdote, un petit souvenir en passant parce que de vous raconter notre histoire m’y a fait penser. Sans compter que vous me mentiez peut-être à propos de la femme. Vous ne m’avez même pas dit son prénom…
• Frédérique… Son prénom c’est Frédérique. Nous avons le même prénom, c’est pour ça que… Bien sûr.
Quand mon identité a été certaine, j’ai pensé que si le prénom « Frédérique » faisait partie du seul souvenir qui me restait, c’était parce qu’il s’agissait du mien. Je faisais fausse route. Je me suis complètement planté. La femme de Caen, Frédérique, c’est la femme blonde de mes rêves et…
Frédéric se tut. Ses doigts remuaient comme s’il défilait une pelote de laine.
• Et ? demanda Lucile.
• Et vous êtes celle aux cheveux châtains et au reflets cuivrés. Je ne vois jamais vos visages, ils sont comme floutés quand je rêve de vous.
• Vous… Rêvez de moi…
Le cœur de Lucile fit des bonds.
• Ça m’arrive. Mais ces rêves sont comme des portes fermées qu’on arrive à peine à décoller de leur chambranle pour laisser entrevoir un mince rai de lumière. Ils sont épuisants comme des fantômes qui vous hantent et pompent toute votre énergie. On ne peut pas les oublier et ils vous tarabustent à chaque instant.
• Mais si vous rêvez de nous, il y a certainement une piste pour en savoir plus, une sorte de fil d’Ariane…
• Un fil sur lequel je n’ai aucune envie de tirer.
J’ai néanmoins une question avant de vous demander de partir : Fanny m’attend et je ne voudrais pas r de sa patience mais cela me tarabuste… Vous ai-je déjà parlé de Simonetta Vespucci ?
Lucile ouvrit de grands yeux et secoua la tête en signe de dénégation. Cela mit fin à l’entretien.
Frédéric savait qu’il congédierait Fanny. Il avait besoin de calme pour réfléchir à ce qu’il venait d’apprendre. Lucile se leva et sortit sans poser la question qui lui brûlait les lèvres : « Pourrais-je revenir ? »
***
Fanny ne fut pas longue à être interceptée par Lucile qui l’attendait au pied de l’escalier. La jeune fille, qui s’attendait à être rabrouée, fut surprise de l’accueil cordial que lui réservât la belle brune.
• Généralement, il me regarde partir et me suis des yeux jusqu’à la fontaine. Retrouvons-nous un peu plus loin. Nous avons l’une comme l’autre besoin d’en savoir plus.
Lucile n’était pas sûre que ce n’était pas là un habile moyen de s’échapper mais elle n’avait d’autre choix que de faire confiance et de fait, Fanny l’attendait bien à quelques pas de la fontaine.
Elles trouvèrent une table dans le premier café venu et s’installèrent pour discuter.
***
La vie de Frédérique avait changé du tout au tout. Elle avait décidé un beau matin que Frédéric était sans doute mort, et qu’il fallait le rayer de son existence. Elle décida dans la foulée de trouver un travail et fut embauchée comme visiteuse médicale. Certes, cela impliquait qu’elle se déplaçât souvent, parfois même plusieurs jours de suite mais Julie était là pour s’occuper de Franck donc, tout allait bien. Par ailleurs, elle s’inscrivit sur un site spécialisé dans la domination grâce auquel elle découvrit de nombreux dominants dans son périmètre d’opération. Pour elle, la vie reprenait son cours.
***
Julie s’était piégée toute seule, non seulement elle s’était enfermée dans ce trou paumé mais il n’y avait dans sa branche, aucun boulot fixe, elle s’installa donc comme auto–entrepreneuse et fit du dépannage informatique pour les particuliers et les petites entreprises du coin. Autant dire qu’elle était plus souvent à la maison qu’au travail. Tant que Frédérique était là aussi, cela ne lui posa pas de problème mais quand celle-ci décida de prendre un travail qui l’envoyait sur les routes parfois la semaine entière, elle se sentit abandonnée. Elle profita de son temps libre pour jouer les espionnes. Souvent, elle alla à Paris surveiller Frédéric qu’elle vit fréquemment accompagné de la même jeune femme brune avec laquelle il semblait très intime. Chez elle, elle fouilla régulièrement les affaires de sa compagne. C’est ainsi qu’elle comprit que Frédérique n’hésitait pas à user de ses charmes dans le cadre de son travail, elle se sentit blessée. Lorsqu’elle découvrit que Frédérique s’était aussi inscrite sur un site de rencontres D/d, elle se sentit définitivement trahie et à son tour, elle déprima.
***
Après le départ de Fanny, Frédéric resta plusieurs heures à ne penser à rien. Il eut besoin de faire le vide avant de prendre la décision qui s’imposait. Vers vingt-et-une heures, il appela le lieutenant Martin.
• Pour ce que j’ai à te dire, il vaut mieux que nous nous voyions. J’arrive ! fut la seule réponse qu’il obtint.
Quelque trois quarts d’heure plus tard, Nathalie sonnait à sa porte.
***
• Je ne vous invite pas à entrer, je veux juste une réponse dit-il à la lieutenant Martin sur le pas de la porte.
• La réponse est « oui ! » Maintenant, je peux repartir, mais je doute que tu t’en satisfasses et le palier n’est pas le meilleur endroit pour te communiquer toutes les informations que j’ai pour toi…
L’homme et la femme se jaugèrent plusieurs secondes puis Frédéric rendit les armes et s’écarta pour laisser entrer Nathalie qui s’engouffra dans la seule pièce ouverte. Elle s’installa dans le fauteuil occupé plus tôt par Lucile et attendit que Frédéric lui fît face.
• Tu as un fils, attaqua-t-elle d’emblée. Il doit approcher les deux ans aujourd’hui et il s’appelle Franck. Le problème, c’est que sa mère a quitté domicile et travail sans laisser d’adresse…
• Vous avez certainement moyen de la retrouver. Après tout, vous êtes flic, ça ne doit pas être si compliqué.
• Si j’ai les moyens de la retrouver, je n’en ai pas le droit. Dans notre pays, chacun peut disparaître comme bon lui semble. Elle n’a commis aucun délit, je n’ai donc aucune raison de la rechercher.
• La… recherche dans l’intérêt des familles… Je peux peut-être déclencher une enquête.
• J’y ai pensé aussi. Mais à quel titre le ferais-tu ? Tu n’étais pas mariée avec elle et même si tu as reconnu le petit Franck, tu ne disposes d’aucun titre juridique pour faire valoir ton droit de visite. Bien entendu, tu pourrais assigner sa mère à sa dernière adresse et demander un droit de visite mais la justice ne la cherchera pas pour toi et il faudra bien compter un an avant que ton affaire passe devant un juge qui s’étonnera immanquablement du temps que tu as mis à te réveiller.
• Mais bon dieu, pourquoi ne m’avoir rien dit de tout ça avant ?
• Pour te préserver et sur les conseils du psy de Pontoise. Il valait mieux, selon lui, attendre un moment plus propice. Et j’étais d’accord. Mais le moment propice n’est jamais venu parce que tu refusais en bloc de redécouvrir ton passé. Si Lucile avait accepté plus tôt de venir te voir, nous n’en serions sans doute pas là mais c’est ainsi…
Frédéric prit un temps de réflexion et repris :
• Vous n’avez pas le droit de faire vous-même les investigations, je le comprends même si je trouve ça absurde. Mais rien ne vous interdit, au cours d’une conversation, de m’expliquer comment vous procéderiez…
Nathalie sourit. C’était surtout pour cette partie de la discussion qu’elle trouvait le palier inadéquat.
• Effectivement, rien ne m’interdit d’exposer mes méthodes. D’autant qu’elles sont simples et les trouver est à la portée de tous. Les trouver, pas les mettre en œuvre.
• Si vous alliez directement au but…
• Je passerais par la Sécu.
• Quoi ?
• C’est évident. Quel organisme français est le seul à tout savoir d’un habitant. La plupart des gens répondent : le Fisc. Mais c’est faux. Le seul, c’est la Sécu, du premier au dernier jour de votre vie, la Sécu vous suit à la trace. Maladies, boulots, domiciles, nombre d’s, elle sait tout de vous. Et pour tout obtenir de la sécu, il suffit d’un numéro à quinze chiffres.
• Encore faut-il être en possession de ce numéro. Ce qui n’est pas évident, vous en conviendrez.
• Tous les employeurs l’ont et le conservent même après le départ de l’employé. Il suffit de savoir où chercher.
• Ce que vous dites a quelque chose d’effrayant : tous les citoyens du pays fichés dans une seule banque de données, c’est une arme de destruction massive…
• C’est bien pour ça qu’il y a des garde-fous et que je ne peux pas accéder à ces données sans l’aval d’un juge. Le problème étant qu’il existe certainement des chemins de traverse…
• Sans doute… Oui. Dit Frédéric d’un ton rêveur tandis qu’il faisait mentalement la liste du matériel nécessaire pour prendre ces chemins sans se faire pincer.
Ma seconde question, c’est Lucile. Pourquoi ne m’avoir pas dit que vous saviez qui elle était ? Vous vous rendez compte du temps perdu…
Nathalie avait parfaitement conscience du temps perdu mais là encore, elle avait fait confiance au psy de Pontoise qui l’avait invitée à se taire tant que le moral et la santé mentale de Frédéric n’aurait pas retrouvé un point d’équilibre. Elle s’était donc tue tout en tentant, bon an mal an, de convaincre Lucile de faire le boulot à sa place. En cela, elle n’avait pas totalement échoué.
• Troisième et dernière question : comment avez-vous su que votre cousine et ma Lucile n’était qu’une seule et même personne ? Ce ne peut être que le fruit du hasard…
• Il n’y a pas de hasard dans ton affaire. Enfin, pas de mon côté. C’est moi qui ai choisi d’être responsable de l’enquête, parce que je te connaissais et que ta disparition m’intriguait. Je t’ai trop bien connu pour croire un seul instant que tu t’étais évaporé volontairement. Quand je t’ai retrouvé, souviens-toi, tu m’as parlé de Lucrèce et de Lucile, de Simonetta Vespucci aussi : tes amours soi-disant historiques. Or je savais déjà qui était Lucrèce, ce qu’elle représentait pour toi. J’ai tout de suite pensé que Lucile était aussi réelle qu’elle et sans aucun doute plus vivante. Et quand je suis allé enquêter à ton travail, l’une des standardistes m’a fait une description très fidèle de la jeune-fille qui, parfois, t’accompagnait en te tenant par le bras. Description et prénom correspondaient parfaitement à quelqu’un que je connaissais. Et pour cause, puisqu’il s’agissait de ma propre cousine. Je n’ai eu qu’à additionner un plus un et j’ai tenté ma chance en l’appelant. La suite, elle vient de te la raconter…
• Merci ! fut la simple réponse de Frédéric avant de raccompagner la lieutenant à la porte de son appartement.
***
Frédéric ne recouvra pas la mémoire en un claquement de doigts suite aux révélations de Nathalie Martin. Il ne vivait ni dans un film ni dans un roman, du coup, il ressentait le besoin d’une présence amie. Mais des amis, il n’en avait aucun et celles de ses anciennes relations qui auraient pu passer outre à son changement de numéro de téléphone auraient immanquablement été rebutés par le digicode de la porte cochère. Il se retrouva donc seul avec pour seule option d’appeler Fanny. Ce qu’il fit mais simplement pour s’excuser de l’avoir traitée de façon aussi cavalière.
• Je comprends, vous deviez être bouleversé répondit-elle, plus infirmière que soumise. Mais elle refusa de se déplacer.
***
Lucile faisait les cent pas rue Molière depuis plusieurs heures déjà. Elle avait vu arriver puis repartir Nathalie et avait espéré entendre sonner son téléphone mais, vraisemblablement, elle ne faisait plus partie des priorités de Frédéric et le découragement la gagnait. Elle se donna encore dix minutes puis encore dix minutes et la porte cochère s’ouvrit pour laisser passer Frédéric. Elle l’appela, heureuse que son attente n’ait pas été vaine.
• Qu’est-ce que vous foutez là ? demanda l’homme d’une voix dénuée de cordialité.
• Je vous attendais. J’ai pensé que… Enfin bref, je suis là.
• C’est très gentil à vous mais je suis parti pour prendre la plus belle cuite de ma récente existence. Ce ne sera certainement pas un spectacle réjouissant…
• Ce ne sera pas un spectacle du tout. Mais c’est une excellente raison pour que je vous accompagne. Ne serait-ce parce que vous pourriez avoir besoin qu’on vous raccompagne.
• Oooh ! Vous avez donc une brouette avec vous. J’ignorais que vous fussiez si pleine de ressources.
• Quand je vous vois, j’en ai toujours une. Je la viderais de tout ce que j’aurais dû vous dire depuis des lustres ainsi, elle sera vide au moment de vous ramener.
Frédéric éclata de rire et tendit le bras à Lucile qui s’en saisit en souriant. Ils marchèrent en silence jusqu’au pub irlandais de la rue de Montpensier.
Frédéric, fermement décidé à exaucer son vœu, commanda un Lagavulin qu’il se fit servir double tandis que Lucile se contentait d’un Cuba libre « avec très peu de rhum ». Ils burent en silence. Enfin, Frédéric avala son breuvage à la vitesse d’une éponge alors que Lucile sirotait le sien en s’humectant à peine les lèvres. Quand il en fut à son troisième double, Frédéric se décida à desserrer les lèvres.
• Je croyais que vous aviez une brouette à vider…
Lucile rougit. Certes, pour lancer ce style d’annonce sur le ton de la plaisanterie, elle s’était montrée douée mais maintenant qu’elle se trouvait au pied du mur, elle renaudait un peu à se lancer. D’autant qu’elle allait devoir faire référence à des événements dont Frédéric n’avait vraisemblablement pas le moindre souvenir. Elle regimba et tenta de tergiverser mais l’homme qui lui faisait face, totalement libéré par l’alcool qu’il venait d’absorber, la poussa dans ses retranchements. Elle n’eut bientôt plus d’autre choix que de se lancer.
• Je vais commencer par vous redire ce que je vous ai déjà dit, avec un peu plus de détails. Je crois que ça sera plus facile pour vous dire la suite…
Frédéric se contenta d’opiner du chef. Il était évident qu’elle avait néanmoins toute son attention.
• J’ai fait votre connaissance il y a un peu plus de dix ans. J’étais une gamine et ça a déclenché en moi des sensations inconnues. Vous aviez dix-sept ou dix-huit ans, j’en avais douze et je me suis mise à rêver de vous. Des rêves… pas très sages. Des rêves caressants. Des rêves où vos lèvres flirtaient avec les miennes mais aussi avec mes seins, avec mon ventre… C’était de l’érotisme de midinette un peu poussé. Et puis vous avez disparu de ma vie mais pas de mes nuits. Vous y reveniez toujours quand j’étais triste, seule ou que j’avais besoin de m’évader. Alors, quand je vous ai revu dans ce train, je vous ai tout de suite reconnu. Vous n’aviez pas tellement changé. Sauf qu’il y avait dans votre regard une tristesse que je ne connaissais pas. Nous nous sommes revus et puis il y a eu le dîner. Ce soir-là, j’avais envie de vous. Tellement envie que j’étais nue sous ma robe. Mais vous m’avez parlé de vos penchants, de vos désirs et je suis sagement rentrée chez moi, morte de frustration et de concupiscence. Il y a eu le déjeuner, ensuite. Et ce fameux ouvrage avec lequel j’ai cru que vous vouliez acheter ma soumission et cela m’a vexée parce que j’étais disposée à vous l’offrir pour rien. Ce que je veux dire, c’est que malgré le temps qui a passé, je suis toujours prête à m’offrir à vous. Même si vos seuls fantasmes à mon égard sont de me fesser et de me voir agenouillée à vos pieds avec votre sexe dans la bouche. Suis-je amoureuse de vous ? Sans doute. Sinon je n’accepterais pas de n’être pour vous qu’un « vide-couilles ». Sans doute parce que, pour moi, tout vaut mieux que de n’être rien pour vous. S’il faut que j’en passe par là pour obtenir de vous un regard, j’y suis prête. Et je sais, qu’en plus, j’y prendrais du plaisir.
Frédéric avala son quatrième verre – qu’il n’avait pas touché durant la tirade de Lucile – puis il prit la main de la jeune fille.
• Rentrons ! dit-il simplement.

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