Le Sextet De Musique Baroque

« Import. ens. mus. baroque rech. musicienne hautb. & flûte en CDI., rémun. très motiv., 25-30 A avec prem. exp., libre, passion., sensuel., altrui. Bonne prat. franç. & angl., phys. agréa. & bonne vivant. obligat. Envoyer avec CV descrip. phys. compl. et book photos ».


Lorsque mes yeux se posent une première fois sur cette petite annonce, je suis à la fois amusée et estomaquée de ses exigences. Certes, le physique s’affirme chaque jour toujours plus important pour vendre la musique classique à un public qui se réduit comme une peau de chagrin. Déjà, au conservatoire, puis dans les quelques groupes auxquels j’ai appartenu, j’avais appris que la séduction devenait l’argument-clé pour remplir les salles de concert. Soigner non seulement sa présentation mais aussi son apparence physique, était d’ailleurs un des refrains préférés de ma prof de flûte, soliste réputée sur la scène européenne. Les études musicales ne sont visiblement pas encore assez dures pour que l’on incite untel à perdre vingt-cinq kilos ou à sculpter sa silhouette, une telle à se faire refaire le nez, les dents ou même les seins… On devrait penser à terminer chaque concert par un défilé de mode, ou mieux, un strip-tease, cela ramènerait encore plus de monde !! Bref, sachant cela, mon book est déjà prêt depuis ma sortie du conservatoire (je l’enrichis, si je puis dire, au fur et à mesure). Si je réponds à la présente annonce, je vais devoir glisser quelques photos de fiestas débridées entre étudiants où j’apparais en shorty moulant et t-shirt mouillé ou avec un décolleté plongeant. J’ai un peu honte d’y être obligée mais six mois à ne faire que des remplacements par ci par là dans des orchestres minables, payée au lance-pierre, cela commence à me peser. J’aurai bientôt 26 ans et je trouve que ma double compétence hautbois-flûte n’est pas récompensée. Et puis je m’emmerde un peu depuis que j’ai rompu avec mon copain ; cela me plairait bien de faire de nouvelles rencontres, d’aborder un nouveau répertoire, de voir du pays.


Pour bien me distinguer dans le genre « pas froid aux yeux », j’indique mes mensurations précises en en-tête, sous ma photo d’identité : 1m67, 55 kg, 85C-62-88 (enfin, quand je fais attention à la charcuterie…) ; ça passe ou ça casse !! Avec le book, je joins un DVD avec deux de mes prestations, une sur scène dans une jolie abbaye et une en enregistrement studio pour un petit label indépendant. Au hautbois, je joue du Vivaldi et à la flûte du Bach, d’une façon que j’espère assez proche de l’ensemble en question. La qualité vidéo n’est pas géniale mais ça va dans le bon sens. À ma grande surprise, je reçois un e-mail quelques jours après, me demandant de me présenter avec mes instruments (et un nécessaire pour trois jours) à une adresse dans le Lot. Comme nous sommes mi-septembre, je prévois des vêtements plutôt légers pour éviter la transpiration. Arrivée dans un hameau près de Rocamadour, je dois demander ma route à une vieille dame car j’ai peur de m’être perdue. Finalement, j’arrive à bon port un peu en avance, vers 16 heures 30. Une ancienne ferme restaurée en style rustique, plantée au milieu d’un parc un peu défraîchi, un sol sec et rocailleux enserrant quelques parcelles de gazon jauni par le soleil. Les roulettes de ma valise couinent méchamment, ce qui ne manque pas d’alerter les propriétaires. Une femme rousse assez grande vient au devant de moi pour me souhaiter la bienvenue, le tout dans un mélange d’accent méridional et anglais :

- Ah ! Sabine, très heureuse de vous connaître. Je m’appelle Kate Thompson-Floyd, la chef comme ils disent les autres ! Je suis la chanteuse de l’ensemble mais ici tout le monde m’appelle Katie…. Impressionnée, je bredouille :
- non, c’est vous le ggg…rroupe Vitam Aeternam ?
- Oui ! Vous connaissez, j’espère ? Sinon, je vais vous faire le gueule (sic) tout le week-end, lâche-t-elle en s’esclaffant d’un rire de cantatrice ! Laissez-moi vous regarder (elle me prend la main et me fait tourner sur moi-même) : vous êtes ravissante, comme sur les photos.
Un peu androgyne avec vos cheveux courts, but really pretty. Venez que je vous présente à l’équipe : John et Erik au violon et alto, Bernard à la viole ou à la basse de gambe, aussi au violoncelle, Claire au clavecin ou au piano, cela dépend des arrangements, enfin Lorraine que vous allez remplacer (elle nous quitte car elle se marie bientôt et a décidé de faire plein de good musicians). J’ai vu que vous aviez même des notions de trompette baroque, n’est-ce pas, mais c’est la providence qui vous envoie. Quand je pense qu’on a failli vous louper et débaucher quelqu’un en Allemagne ! No, no, no : it’s you, Sabine, qui doit venir chez nous continuer la grande aventure de Vitam Aeternam !
- Je ne demande pas mieux. Je suis très flattée mais je n’ai pas beaucoup d’expérience et je ne sais pas si je serai à la hauteur.

Après un petit tour du propriétaire se terminant par ma chambre, commune avec celle de Claire, Katie me fait débuter sur du Bach : d’abord à la flûte sur une fugue, accompagnée des cordes, puis au hautbois sur une toccata chantée (l’introduction, en solo, puis une strophe entière en accompagnement du chant). Comme je m’étais bien préparée à la flûte je rentre assez facilement dans l’ambiance (je crois avoir fait bonne impression) ; beaucoup moins au hautbois avec lequel je n’ai pas trop l’expérience de pièces chantées. Satisfaite de l’intro (j’ai juste répété une fois), Katie trouve, en revanche, que je ne joue pas assez fort, trop saccadé et un peu décalé par rapport à son chant. C’est bien normal, dit-elle : « c’est une œuvre qu’il faut jouer relâché, en pleine confiance, et nous nous découvrons juste aujourd’hui. Dans quelques semaines, tu verras, tu feras beaucoup mieux car tu es jeune et ta technique me semble très au point. » Les cordes acquiescent et viennent, très gentiment, me féliciter les uns après les autres pour ma prestation (je pense qu’ils sont, pour le coup, très magnanimes : ma prof m’aurait vite fait les gros yeux) !
Le processus de recrutement n’étant qu’à son début, Katie me fait ensuite venir dans son bureau pour discuter en tête-à-tête.
Elle confirme la bonne impression générale et se déclare toute prête à m’engager mais auparavant, elle tient à bien m’expliquer le fonctionnement « très particulier » de son ensemble (je m’apprêtais d’ailleurs à lui poser une foule de questions).

- Je sais que les musiciens pensent d’abord à leur musique plutôt qu’à leur argent mais sache qu’ici tu seras très bien payée. Nous partageons toutes les recettes de concerts en six, et ceci invariablement, car nous sommes plus que des amis mais une véritable famille. En moyenne, nous gagnons chacun environ 4.000 euros net auxquels il faut ajouter les extras. Avec eux, tu peux à peu près doubler ton salaire car ils sont nets d’impôts (payés en liquide, si tu veux). Mais la contrepartie, c’est qu’il faut bosser dur : je suis très exigeante là-dessus. Et je demande à chacun, comme pour moi, d’être totalement libre, je veux dire sentimentalement. Pas d’attache, car nous voyageons beaucoup.
- cela ne me surprend pas : j’y suis prête. J’ai rompu définitivement avec mon ami il y a trois mois, pas de problème. Mais, en quoi consistent ces « extras » ? Des représentations dans des lieux populaires, des bars huppés, des palaces ? Ou bien des jam-sessions avec des groupes de free jazz, par exemple ?
- pas vraiment. Tu es très loin (elle sourit). La clientèle de ces extras est très haut de gamme. Elle organise des concerts privés…. disons.… un peu particuliers. Chaque invité peut y débourser jusqu’à 2-3.000 euros la soirée ; nous en récupérons la moitié. Tu ne devines pas ?
- Euh… c’est un peu ou beaucoup dénudé ?
- Très dénudé. Je t’explique : cela dépend de la prestation et le tarif est en rapport. Pour un simple effeuillage coquin pendant le concert, c’est 500 euros. Pour 2.000 euros ou plus, on…
- … baise sur scène !!
- Exactly (elle me fixe droit dans les yeux, sévèrement) ! Mais on fait ça de manière très pro, avec des scénarios différents que l’on étudie avant etc… et seulement deux fois par mois.
Je te choque : pourtant, comme tu t’es présentée dans ton courrier, je croyais que tu aimais le sexe, non ?
- Enfin….c’est-à-dire….
- Do you like sex or not ?
- Oui, bien sûr que j’aime le sexe… mais là c’est….
- C’est ?
- C’est tellement fou, tellement osé. J’arrive pas à croire que c’est possible. Et moi, là-dedans…
- Tu n’as jamais fait l’amour à plus de deux ?
- Si, j’ai eu plusieurs expériences à trois et une fois à quatre.
- Et tu as aimé ?
- Assez, oui. Mais pourquoi je raconte tout ça, c’est tellement intime. En tout cas, j’ai jamais fait ça en public.
- Et ça ne te tenterait pas de faire ça à six ?
- J’sais pas. J’ai des fantasmes, comme tout le monde. Tu me prends vraiment au dépourvu. J’peux pas répondre comme ça, là tout de suite !
- Tu as bien compris que ces extras font partie intégrante de notre ensemble : une carrière officielle internationale dans de grandes salles et une officieuse chez de riches blasés de ce monde. Si tu refuses….
- … je ne peux pas être engagée ! J’ai bien compris. Je m’attendais à des trucs spéciaux, mais alors là…!
- Listen : je te laisse jusqu’à demain matin pour me donner ta réponse. It’s OK ? Cela te laissera le temps de peser le pour et le contre. Ce soir, apéritif et dîner à partir de 19 h 30 : comme il fait chaud, tenue décontractée et légère obligatoire !
- OK, dis-je avec un abattement plus que certain.

Katie se lève alors, vient vers moi et, me prenant affectueusement dans ses bras, me dit : « je suis optimistic. Je sais que tu vas accepter. Tu verras : ce que tu vas vivre avec nous, ça va être fantastique ».

(à suivre)

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