0234 Jette Ce Papier, Nico !

Dans le train qui me ramène de Paris à Bordeaux, un gars plutôt charmant semble s’intéresser à moi. Il est accompagné par un chiot labrador sable dont l’adorable tête dépasse par moments du haut d’un grand sac.
Pourquoi ce genre d’occasion ne m’est pas arrivé un an plus tôt, quand j’étais encore célibataire ?
Peut-être pour ne pas dévier de ma trajectoire de vie qui m’a conduit vers Jérém.
Pourquoi cela m’arrive-t-il maintenant ?
Peut-être que cela arrive pour me mettre à l’épreuve, pour tester la solidité de mon amour pour Jérém.
Il faut à tout prix que je tienne bon.
Lorsque le train s’arrête en Gare St Jean, je décide de rester le nez plongé dans mon bouquin jusqu’à ce que le gars quitte la rame, qu’il s’éloigne, rendant impossible tout contact ultérieur, toute tentation ultérieure.
Mais en partant, le gars me glisse un petit mot griffonné sur une page blanche arrachée au livre qu’il était en train de lire.
Et ce n’est qu’au bout de nombreuses, longues secondes que, les mains tremblantes, j’arrive enfin à déplier le petit papier et à en lire le contenu.
« Tu me plais beaucoup. Benjamin 06 19 65…. PS : le chiot s’appelle Simba ».

[Oui, je sais, à l’origine le gars du train ne s’appelait pas Benjamin. Mais j’ai finalement décidé de l’appeler ainsi, donc à partir de maintenant le gars du train ce sera Benjamin, lol]

Je replie le papier, je reste scotché à mon siège, le corps secoué par des décharges d’adrénaline successives, incapable de faire le moindre mouvement, observant hagard les derniers passagers quitter le train. Je n’arrive pas à croire que le gars ait osé ça, j’ai dû rêver. Je rouvre le papier, mais les mots sont bien là, noir sur blanc.
« Tu me plais beaucoup. Benjamin 06 19 65…. PS : le chiot s’appelle Simba ».
J’ai bien lu, je n’ai pas rêvé.
Le wagon est désormais complètement vide lorsque j’arrive enfin à me décider de me lever et de le quitter à mon tour.


En me levant, en marchant, le souvenir des coups de reins de Jérém se manifeste très vivement. Ah putain, qu’est-ce que c’était bon ! Ce sont des courbatures qui me rappellent, si besoin était, que non seulement je suis fou amoureux de ce gars, mais que le sexe avec lui est vraiment magique.
Et pourtant, en descendant du train, je ne peux m’empêcher de chercher Benjamin du regard. Des sentiments contradictoires s’entrechoquent dans ma tête. J’ai à la fois peur et envie qu’il soit parti ou qu’il m’attende quelque part. S’il était encore là, je voudrais aller le voir et lui dire que je suis flatté par sa proposition, mais que je ne suis pas célibataire et que je ne pourrais pas aller plus loin avec lui. Je voudrais dissiper tout malentendu. Certes, je n’ai pas pu m’empêcher de le mater dans le train. Mais ça s’arrête là. Est-ce que je saurais être si fort ?
Mais Benjamin a disparu, il a continué son chemin. Il m’a peut-être attendu pendant quelques instants, mais ne me voyant pas descendre, il a tracé sa route.
Mais, à l’instar du Petit Poucet, il a laissé derrière lui une dizaine de « petits cailloux numériques » pour que je puisse le retrouver. Pour la première fois de ma vie, la balle est entièrement dans mon camp. C’est une sensation à la fois grisante et effrayante.
Dans le bus qui me conduit près de mon studio, j’ai l’impression de planer. Se sentir désiré fait vraiment l’effet d’une drogue. J’ai encore du mal à réaliser qu’il me suffirait de composer les dix chiffres griffonnés sur le petit papier pour retrouver ce un gars que je trouve très sexy, et peut-être coucher avec lui ce soir même.
Mais je ne le veux pas. Car je ne veux pas tromper Jérém.
Je comprends enfin ce que doit ressentir bien souvent mon bobrun. Le fait de se sentir désirés nous place sur un plan incliné et savonné qui, si on n’y prend pas garde, nous ferait très facilement glisser vers des tentations dangereuses.
La meilleure des choses à faire, la plus définitive et la plus sûre, est de jeter le petit papier, tout de suite, avant de le rouvrir une nouvelle fois et de risquer d’imprimer dans ma mémoire, très portée sur les chiffres, la fameuse séquence pour le joindre.

Allez, jette ce papier, Nico ! Pense à cette fameuse trajectoire qui t’amène vers Jérém, elle est belle mais fragile, surtout ne fais rien qui pourrait la dévier !
D’un autre côté, l’idée de jeter le papier sans donner aucun signe me paraît indélicate. Benjamin semblait bien s’intéresser à moi. Et comme je l’ai maté à mon tour, il s’est dit que c’était réciproque, et il s’attend à ce que je le rappelle. Peut-être que je devrais lui envoyer un message pour lui expliquer que je ne tromperai pas le gars que j’aime.
Oui, je trouve très excitant le fait d’avoir avec moi le sésame pour joindre un gars charmant. Mais à bien regarder, ce que je trouve grisant par-dessus tout, c’est l’idée même d’avoir la possibilité de décider quoi faire de cette proposition, de pouvoir faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre.
Puis, soudain, quelque chose se passe dans ma tête. Les souvenirs des moments magiques avec Jérém à Paris, la balade à Montmartre, ses câlins, ses mots adorables remontent à ma conscience. Et je me dis que je suis tellement bien avec lui.
Alors, non, c’est décidé, je n’appellerai pas Benjamin. Je ne vais pas ramener le petit papier chez moi. Je ne vais pas non plus lui écrire un sms pour lui dire que je suis touché par son invitation mais que je ne peux pas l’accepter. Je renonce à cette politesse parce que je me dis que dès le premier message envoyé, il aura mon numéro et ce sera la porte ouverte à la tentation, au danger. La tentation doit être extirpée à la racine si on veut s’en débarrasser pour de bon.
Alors, en arrivant à l’abribus, je déchire enfin le petit papier et je jette les confettis dans une poubelle juste à côté.
Je viens de faire ce que j’estime juste et je ressens comme un soulagement. Je sais que j’ai fait le bon choix. Je me sens plus fort. Jérém me semble moins lointain. Dans deux jours c’est son anniversaire, je pourrai le lui souhaiter sans avoir ce truc dans la tête.
En rentrant chez moi, j’envoie un message à Jérém.

« Bonne nuit mon chéri ».
Ce soir, je me sens bien, car je suis bien avec moi-même

Le lendemain, au réveil, mes courbatures sont toujours là, et elles sont bien plus vives que la veille. J’ai demandé à Jérém de ne pas me ménager, de me tringler avec toute la puissance dont il était capable, j’en ai eu pour mon « argent ». Je voulais amener avec moi le souvenir de ses coups de reins, je n’ai pas été déçu.
Je retrouve la fac et les cours avec bonheur, car cela m’aide à me changer les idées. Ma « petite bande » est au grand complet. Raphaël est toujours aussi pétillant et taquin, Monica toujours aussi souriante, Fabien toujours aussi sarcastique. Quant à Cécile, j’ai l’impression qu’elle est de plus en plus proche de moi et collante vis-à-vis de moi. Raphaël a vu juste, elle me kiffe. Je ne peux pas la laisser plus longtemps se faire des illusions.
Le problème c’est que je ne sais pas comment faire. J’ai peur qu’elle le prenne mal. Ne connaissant pas grand-chose à la psychologie humaine, et encore moins à la psychologie féminine, je décide de prendre un avis d’expert. Ou d’experte, plus précisément. Je sais à qui demander, il faut juste que je trouve le moment pour lui en parler discrètement.
La chance me sourit en fin d’après-midi, pendant la demi-heure d’attente avant le dernier cours, cours que Monica et moi sommes les deux seuls de notre bande à suivre.
« Je voulais te demander un conseil » je la branche.
« Oh là » elle se marre « Je ne sais pas si je serai en mesure de te répondre, mais dis toujours ».
« Raphaël m’a dit que Cécile en pince pour moi ».
« C’est vrai, elle m’en a même parlé ».
« Elle t’a dit quoi ? ».
« Elle te trouve très sympa et très gentil. Et tu lui plais beaucoup ».
C’est étonnant d’entendre à nouveau cette formule. Alors qu’une autre version de la même formule, écrite sur une page de livre arrachée par un gars qui me fait vraiment envie, brûle dans ma poche depuis le matin et accapare une grande partie de mes pensées.

« Ah… ».
« Tu as l’air surpris… ne me dis pas que tu n’as pas vu qu’elle s’est rapprochée de toi… ».
« Si… si… mais… ».
« Mais elle ne te plaît pas ? ».
« Ce n’est pas la question ».
« Tu veux dire quoi ? ».
« Je veux dire que… je ne suis pas vraiment intéressé par les filles. Pas de cette façon-là du moins ».
« Ah, tu veux dire que tu es gay ? ».
« Oui, je suis gay ».
« C’est vrai qu’à un moment j’ai eu l’impression que tu regardais beaucoup Raphaël ».
« Et comment ! Je le trouve sexy à mort ».
« Ah bah, moi aussi ».
Je souris intérieurement de la nouvelle complicité que ce coming out vient d’ouvrir entre Monica et moi. Permettre aux autres de mieux nous connaître est très utile pour tisser des liens. L’amitié se bâtit plus solidement sur du vrai que sur des apparences.
« Par contre j’aimerais autant qu’il ne le sache pas pour l’instant » je tiens à préciser.
« Pourquoi, tu as des vues sur lui ? ».
« Non, pas du tout, je sais qu’il aime les nanas et qu’il ne se passera jamais rien entre nous. De toute façon, je ne suis pas célibataire. Mais je ne le connais pas assez pour prévoir sa réaction ».
« Ah, ok, c’est vrai que parfois les mecs peuvent être cons avec ça ».
« Je le lui dirai probablement un jour, mais ça ne presse pas. Si j’ai voulu t’en parler, c’est parce que tu me sembles une nana très ouverte d’esprit, pour qui ce genre de choses n’est qu’un fait comme un autre… ».
« Tu as vu juste. Je pense que chacun a le droit d’être heureux comme il l’entend. Et bien évidemment cela ne change rien à notre amitié ».
« J’étais sûr que tu réagirais de cette façon. Maintenant, puisque nous sommes toujours potes, j’ai besoin de tes lumières ».
« Tu me flattes… » elle se marre.
« Comment dire ça à Cécile sans trop la blesser, si elle en pince pour moi ? ».
« Tu ne peux pas. Tu vas ment la blesser. Mais elle s’en remettra. Mais tu dois le lui dire au plus vite. Plus tu laisses couler, plus la claque que tu vas lui mettre va lui faire mal ».
« Oui, mais comment je vais m’y prendre ? Je veux dire… j’attaque frontalement en lui disant : bonjour, Cécile, j’ai quelque chose à te dire : je suis gay ? ».
« Mais non, voyons. Il faut être plus subtil. Commençons par le commencement. Tu as quelqu’un si j’ai bien compris… ».
« Oui ».
« Et c’est sérieux ? ».
« Je crois, oui ».
« Comment il s’appelle ? ».
« Jérémie ».
« Tu l’as vu ce week-end ? ».
« Oui, à Paris ».
« A Paris ? ».
« Oui, il est joueur de rugby pro au Racing ».
« Ah, tu caches bien ton jeu, petit filou. Tu te tapes un rugbyman ! ».
Ses mots me font sourire.
« C’est ça, et pas le plus moche non plus ! ».
« Veinard, va. Et ça se passe bien entre vous ? ».
« Oui, je l’aime ».
« Alors, dès demain, parle à Cécile de ton week-end à Paris avec Jérémie. Et profites en pour lui glisser à quel point tu es bien avec ce gars. Elle va finir par comprendre et te poser des questions. Répondre à des questions ce sera plus facile que d’avoir à donner des explications à l’aveugle ».
« Et si elle ne pose pas de questions ? Si elle fait juste la gueule ? Tu le sais comme moi, elle n’est pas du genre bavard… ».
« Eh, bien, tu lui dis carrément que tu es avec ce gars et que tu es heureux avec lui ».
« Ça paraît simple ».
« Ne te casse pas la tête. Sois toi-même et tout se passera bien ».

De retour à l’appart, je croise Albert et Denis dans la petite cour au sol rouge.
« Alors, ce week-end parisien ? » me questionne ce dernier.
« Fabuleux ».
« Les retrouvailles ont dû être bien chaudes ? ».
« Je ne vous le fais pas dire ».
« A votre âge, c’est matin, midi et soir, sans compter les en-cas… heureuse jeunesse… » fait Albert « En tout cas, je suis content pour toi, pour vous. Et tu as pu voir un peu les mecs avec qui il traîne ? » ajoute Denis.
« Oui, on est sortis en boîte avec ses co-équipiers ».
« C’est important ça, avoir un œil sur son entourage ».
« Il m’a présenté comme son cousin ».
« Il doit être sur le qui-vive pour ne pas se faire remarquer ».
« Ouais… ».
« Il ne faut pas lui en vouloir, le rugby, comme tout l’univers du sport, n’est pas un monde très tolérant ».
« Je sais, et je le comprends ».
« Alors, il a tenu bon ton rugbyman ? ».
« Je crois, oui. Il m’a dit qu’il ne veut pas aller voir ailleurs ».
« Et je suis sûr qu’il le pensait vraiment à l’instant où il te l’a dit » commente Albert « Mais avec le temps et la distance ce vœu va perdre de sa solennité. Il finira par craquer. Tant que vous êtes loin l’un de l’autre, tu ne pourras pas l’en empêcher. Mais tant que vous êtes bien ensemble, des petits égarements ne vous feront pas oublier que vous êtes spéciaux l’un pour l’autre. Mais il faut faire gaffe ».
« Je lui ai dit de se protéger au cas où ».
« Tu as bien fait. C’est le plus important. Tu vois, Nicolas, Denis et moi on en est passé par là et on est toujours ensemble après tant d’années. Je pense même que c’est l’une des raisons qui ont fait que nous sommes toujours ensemble ».

« Ourson ».
C’est dingue comme ce simple petit mot, prononcé sur un ton plein de tendresse, a le pouvoir de me donner le frisson d’une caresse. Et d’apaiser toutes mes angoisses. Qu’est-ce que j’ai bien fait de jeter le petit papier de Benjamin !
« Tu me manques p’tit loup ! ».
« Toi aussi tu me manques ».

Mardi 16 octobre 2001.

Le lendemain, je me réveille de très bonne heure. Car c’est le grand jour. Aujourd’hui, mon Jérém a 20 ans. Comment je voudrais passer cette journée, ou du moins la soirée, avec lui !
En remuant dans mon lit, je retrouve encore et toujours l’écho de ses coups de reins imprimés dans ma chair. C’est terriblement excitant. Ma trique du matin s’en trouve décuplée. Je ne peux m’empêcher de me branler en pensant à nos ébats, au plaisir de l’avoir en moi, et d’être en lui. Je jouis et je me rendors brièvement.
A 7 heures pétantes, je lui envoie un sms.
« Bon anniversaire chéri ».
Je pars à la douche, je prends mon petit déj, tout en guettant mon téléphone. Je quitte l’appart, je me dirige vers l’abribus, lorsque le son de notification de messages de mon portable retentit.
« Merci ourson ».
« Je ne pourrais jamais oublier ça ».

En cours, Cécile continue sur sa lancée. Ses regards sont de plus en plus caressants, son attitude de plus en plus claire et gênante pour moi. Je veille à ne jamais rester seul avec elle, de peur qu’elle se lance à me déclarer sa flamme avant que je ne trouve le moyen de l’éteindre.
S’il est bien vrai que se sentir désiré est toujours flatteur, même par une nana (et là aussi, je comprends Jérém), sentir « de près » le désir de Cécile est limite angoissant. Car j’ai peur de la faire souffrir et je ne veux pas ça.
La journée passe sans que j’aie trouvé le moment et l’occasion de prendre Cécile entre quatre yeux et lui parler.
Le coup de fil du soir de Jérém me fait un bien fou. Du moins le début. Car il se conclut assez vite, et sur une note qui ne me réjouit pas vraiment. Ce soir mon bobrun n’a pas trop le temps, car ses potes ont prévu une soirée pour fêter son anniversaire.
La distance est une sale bête quand on aime. Je pense à la distance physique, mais aussi à la distance sociale. Si j’étais à Paris, qu’est-ce qu’il choisirait ? De fêter son anniversaire avec moi ou avec ses potes ? Est-ce que j’aurais ma place dans ce jour spécial ?
Est-ce que si j’habitais Paris et que nous pouvions nous voir au quotidien, il accepterait de m’avoir régulièrement à ses côtés ? Qu’en penseraient ses potes ? Comment vivre une vie épanouie quand on est condamnés à rester discrets ?
A Paris, Jérém a tout à prouver. Qu’il est un bon joueur, qu’il est un bon pote, et qu’il est hétéro. La pression sur ses épaules est énorme. J’ai peur que tout cela ait comme résultat de le pousser à vouloir à nouveau se conformer, à garder les apparences, à faire comme les autres. A me laisser moins de place dans sa vie. J’ai peur que la nouvelle vie de Jérém ne facilite en rien notre histoire.
Mais putain, pourquoi être gay doit-il être si compliqué ? En quoi ce que nous ressentons l’un pour l’autre concerne ses potes, ses co-équipiers, la direction de l’équipe, les supporters ? Est-ce qu’un jour nous pourrons vivre enfin tranquilles ?

Le lendemain, mercredi, je retrouve le bel inconnu du bus. Et je le retrouve plus sexy que jamais. Car il s’est rasé la barbe, ce qui change pas mal son visage, et plutôt à son avantage. Je le trouvais déjà très sexy avec barbe. Mais sans, il est carrément mignon, plus encore que je ne le croyais.
Et contrairement à certains mecs pour qui ce changement de look change vraiment tout (certains mecs sont canons sans barbe, mais beaucoup moins avec ou l’inverse), lui les deux looks lui vont bien. La barbe ça lui donne un côté viril un brin macho, et sans barbe il fait plus timide, plus doux.
En arrivant à l’arrêt du bus, il me lance son plus beau « bonjour », accompagné d’un grand sourire. Et là, une nouvelle surprise m’attend. Le gars me tend la main et serre la mienne dans une bonne prise de mec, à la fois ferme et douce.
Le bus arrive, le gars se dirige vers le fond, et moi aussi. Il s’assied, et moi aussi, en face de lui. Je cherche en vain des sujets pour entamer une discussion, mais le gars ouvre son journal et il ne me calcule plus.

Cécile n’est pas là aujourd’hui, ce qui me permet de suivre les cours avec une sérénité retrouvée. Néanmoins, je me dis qu’avant la fin de la semaine il faut que je trouve le moyen de régler cette affaire.
Pendant son coup de fil du soir, Jérém me parle de sa soirée de la veille. Apparemment, il s’est bien amusé avec ses potes. Ils ont changé trois fois de boîte, ils sont rentrés aux aurores, ils ont pas mal picolé. Apparemment, c’est leur façon de fêter l’anniversaire de l’un des leurs.
Je l’écoute parler, tout en repensant pour l’énième fois à cette histoire de nana avec qui il aurait couché ou pas le week-end avant ma venue sur Paris.
Même si je pense qu’il a dit vrai, jusqu’à quand tiendra-t-il bon ? Est-ce que je dois vraiment me faire à l’idée d’accepter qu’il aille voir ailleurs, que ce soit par envie ou par la pression de son milieu et de son entourage ?

Jeudi, pas d’inconnu du bus à l’horizon. Son absence me fait ressentir une certaine frustration, comme une sorte de manque. Ce petit « rendez-vous » du matin avec son « bonjour » et son beau sourire est quelque chose de rafraîchissant.
Ce week-end, j’aimerais tellement remonter sur Paris. Mais je sais que ce n’est pas possible. Je ne peux pas y aller toutes les semaines. Déjà, mon budget ne me le permet pas. Et de toute façon, je suis certain que Jérém ne serait pas partant. Alors, je ne lui en parle même pas. Je me réserve pour le week-end prochain. Si jamais il a envie de me voir, il n’a qu’à le dire.

Vendredi, l’inconnu du bus se pointe à l’abribus une minute après moi. Je le regarde, il me regarde, je lui dis bonjour. Et là, le type me lance un « bonjour » à son tour, agrémenté d’un super joli sourire. Genre, si je me faisais des films, je penserais qu’il est content de me voir. A nouveau il me serre la main avec fermeté.
Hélas, comme d’habitude, une fois dans le bus, notre bonjour bien que chaleureux n’a toujours pas de suite. Je trouve une place, il reste debout, pas très loin de moi, l’épaule appuyée contre une paroi du bus, le regard plongé dans son immanquable journal sportif.
Mais ce matin, une belle surprise m’attend. A l’un des arrêts, un contrôleur embarque dans le bus. Le mec est plutôt pas mal, les cheveux châtain clair, la petite trentaine, des beaux yeux pétillants. Et l’uniforme lui donne un cachet qui le rend craquant. En quelques minutes, la plupart des passagers sont contrôlés. Me trouvant à l’arrière du bus, je suis parmi les derniers.
En approchant de moi, j’ai l’impression que le contrôleur lance un grand sourire dans ma direction. Je ne peux pas croire que ce sourire charmant m’est destiné. Est-ce qu’il a remarqué que je le mate et que c’est le genre de gars à qui ce type d’attention fait plaisir même venant d’un autre gars ?
« Bonjour Monsieur » fait-il avec sa voix bien mec, chaude, ferme mais très polie, tout en saisissant le ticket que je lui tends.
« Merci Monsieur » il conclut, en me rendant le petit bout de carton.
Le gars continue sur sa lancée et un instant plus tard je l’entends lancer un :
« Hey, Justin, ça faisait un bail qu’on ne s’était pas vus. Tu vas bien ? ».
Je réalise ainsi que son beau sourire ne m’était pas destiné. En fait, le contrôleur souriait au bel inconnu du bus. Un inconnu qui n’est plus vraiment tel, car je viens d’apprendre son prénom. Il s’appelle donc Justin. Justin, très beau prénom de mec. Un prénom qui lui va très bien, je trouve.
« Hey, Bruno, ça fait un bail ».
Beau prénom pour le petit contrôleur aussi. La bogossitude possède la faculté de donner de l’éclat à n’importe quel appellatif.
« Alors, qu’est-ce que tu deviens, depuis le temps ? » demande le contrôleur.
« Bah, rien de bien folichon, toujours sur les chantiers à droite et à gauche ».
« Et tu vas toujours au rugby ? ».
« Oui, deux soirs par semaine et le match le week-end ».
J’avais vu juste, c’est un sportif. Un rugbyman. Encore un.
« Je suis jaloux. Toi et les autres potes vous me manquez. Nos bringues me manquent » fait le contrôleur.
« Ça fait depuis combien de temps que tu as arrêté ? ».
« Depuis un peu plus d’un an, depuis que mon fils est né. Les nuits sont tellement courtes que je cherche à m’économiser par tous les moyens. Tu verras quand ça t’arrivera avec Alice ».
Et voilà la claque qui me pendait au nez. PAF ! Justin est hétéro ! Je m’en doutais un peu, un peu beaucoup, mais je ne peux m’empêcher de ressentir une sorte de désillusion assez cuisante.
« Ça ne risque pas de m’arriver de sitôt » j’entends Justin répondre.
« T’es plus avec ? ».
« C’est compliqué en ce moment ».
« Mais vous deviez emménager ensemble, si je me souviens bien… ».
« Ça ne s’est pas fait ».
« Qu’est-ce qui s’est passé ? ».
« J’ai voulu prendre le temps. J’avais l’impression que ça allait trop vite. Et elle avait l’impression que ça n’allait pas assez vite ».
Le bus s’arrête et je dois impérativement descendre car je suis déjà à la bourre. Sinon j’aurais bien continué le trajet pour connaître la suite de cette conversation qui m’aurait peut-être permis d’apprendre des choses intéressantes sur le beau Justin.

Ce vendredi, le dernier cours se termine à 15 heures. Et alors que Monica, Raphaël et Fabien s’empressent de partir, Cécile me propose de réviser dans une salle libre pour reprendre certains points du dernier cours de géodynamique qu’elle a du mal à assimiler. Sur le coup, je me sens pris au dépourvu. Car je ne me sens pas vraiment prêt à m’ouvrir à elle. Mais très vite, je me dis que l’occasion que je cherchais pour lui parler seul à seul se présente enfin. De toute façon, je ne serai jamais vraiment prêt. Alors autant y aller.
Dans la petite salle, nous ne sommes que tous les deux. J’essaie de reprendre les points clés des derniers cours de géodynamique, mais j’ai du mal à me concentrer. Je sens sur moi le regard lourd de Cécile et cela me met mal à l’aise.
Bizarrement, cette première révision m’en rappelle une autre, avant le bac, avec Jérém, dans son appart de la rue de la Colombette. Lors de cette première révision toulousaine, j’étais tout autant incapable de me concentrer qu’aujourd’hui, et toujours à cause d’un regard charmeur. A une différence près. Le malaise de jadis était la conséquence d’un désir brûlant. Alors que l’actuel n’est que le résultat de la peur de décevoir et de blesser.
Minute après minute, alors que je survole mes notes sans vraiment m’y attarder, mon malaise ne fait que grandir. J’entends mes mots comme venant de l’extérieur, comme s’ils sonnaient faux.
A un moment, alors que je suis en train de corriger une note sur le carnet de Cécile, cette dernière pose une main sur la mienne. Je suis comme tétanisé. Instinctivement, je me tourne vers elle. Son regard plonge dans le mien, ses grands yeux un peu tristes semblent vouloir happer mon esprit, et lire en moi quelque chose qui n’existe pas.
Nos visages ne sont qu’à quelques centimètres. Je ne sais pas quoi faire, comment réagir. Cécile finit par claquer un baiser sur mes lèvres figées. Un baiser que je ne peux pas, je ne veux pas lui rendre. Un baiser qui est suivi d’un deuxième, puis d’un troisième. Mais mes lèvres restent immobiles.
Car je ne ressens rien. Pour la première fois de ma vie je viens d’embrasser (ou plutôt de me faire embrasser par) une nana et je ne ressens absolument rien. Si j’avais encore des doutes au sujet de mon orientation sexuelle, voilà la preuve qui fait la certitude.
« Je suis désolée » fait Cécile, dérouté par mon manque de réaction.
« Non, tu ne dois pas être désolée ».
« Je ne te plais pas ? ».
« Non, c’est pas ça… ».
« Tu as une copine ? ».
« Oui, enfin, non, pas vraiment… ».
« Ça veut dire quoi, ça ? ».
« Cécile, je ne suis pas attiré par les filles ».
Eh beh voilà c’était pas si difficile !
« Tu es gay ? ».
« Oui… ».
« Ça alors, je ne l’avais pas vu venir ».
« Tu t’en es jamais douté ? ».
« Non… je croyais que les gays étaient plus… ».
« Efféminés ? ».
« Peut-être, oui ».
« Si tu voyais mon mec, alors, tu tomberais vraiment des nues ».
« Il est beau ? ».
« Ouf, plus que ça même ».
« Tu es amoureux ? ».
« Depuis le début du lycée ».
« Tant mieux pour toi. Et tant pis pour moi. Pour une fois que je me sens bien avec un gars, il faut qu’il soit gay… je n’ai pas de chance ».
« Cécile, tu es une nana très intelligente et tu es quelqu’un de bien. Tu trouveras le bon gars, mais ce gars ça ne peut pas être moi ».
Nous essayons de recommencer à réviser, mais le malaise est installé, et nous n’y arrivons plus.
« Je me sens un peu fatiguée » elle me lance au bout d’une poignée de minutes « je crois que je vais rentrer et reprendre tout ça demain à tête reposée.

Je viens de quitter Cécile et je ressens enfin ma tension retomber. Je n’arrête pas de repenser à sa réaction, et au malaise que ça a créé entre nous. Je l’ai sentie bien déçue. Je n’aurai pas dû attendre jusqu’à ce baiser. Mais désormais c’est fait et je ne peux pas revenir en arrière. Au moins, je lui ai dit la vérité. Et elle va cesser de se faire des faux espoirs. Et je me suis enlevé un poids du cœur.
Le soir, j’appelle Jérém. Il décroche mais notre conversation est écourtée à cause d’un double appel. « Nico, on m’appelle pour ce soir. Je t’appelle demain » je l’entends me sortir sur un ton plutôt pressé, avant de raccrocher.
De suite, j’imagine que « On », ça doit être son pote Ulysse, le talonnant pour sortir.

Une semaine après le week-end à Paris.

Le lendemain, samedi, mon premier sms de 9h00 : « Bonjour, tu vas bien, chéri ? » reste sans réponse, tout comme celui du début d’après-midi pour lui souhaiter bon match. Pendant toute la journée, j’attends un coup de fil ou un sms qui ne viennent pas.
En début de soirée, j’appelle ma cousine. Je lui raconte mon week-end parisien. C’était il y a tout juste une semaine, mais il me paraît déjà si loin !
J’ai besoin de me confier, mais je n’arrive pas à lui parler de mes inquiétudes. Ça ne sort pas. Comme si le fait d’en parler les rendait plus réelles. Je n’ai pas non plus envie de l’embêter encore avec mes histoires. Entre ses problèmes d’audition suite à la catastrophe d’AZF et son mariage à organiser, elle a d’autres chats à fouetter.
Je viens tout juste de raccrocher d’avec Elodie, lorsque je reçois enfin un sms de Jérém dans lequel il me souhaite la bonne soirée me précisant qu’il est déjà avec ses potes.
Je passe la soirée à me balader dans Bordeaux et à cogiter. Il y a une semaine, il m’a dit qu’il ne veut pas aller voir ailleurs. Mais à force de sortir avec ses co-équipiers, ça finira par arriver. Tous ces gars sont très sollicités et ont des aventures. Pourquoi il n’en aurait pas ? Je me dis que s’il le faut, Jérém a déjà été voir ailleurs.
Je rentre au studio peu après minuit, après une longue balade. Jérém me manque à en crever. Et je réalise que ce qui me manque le plus, au fond, c’est sa présence. Je donnerais cher, et je serais même prêt à renoncer au sexe, pour pouvoir le serrer dans mes bras ne serait-ce que pendant une heure.

Pendant toute la journée de dimanche je n’ai pas de ses nouvelles. Je me sens seul et triste. A plusieurs reprises, j’ai envie de pleurer. Je n’ose pas trop l’appeler de peur de le déranger quand il est avec ses potes. Le problème c’est que j’ai l’impression qu’il est tout le temps avec ses potes.
Heureusement, mes deux voisins ont la bonne idée de m’inviter à déjeuner avec eux, ce qui me change les idées pendant quelques heures.
Le soir, sur le coup de 22 heures, à ma grande surprise, la sonnerie de mon téléphone retentit. En quelques dixième de seconde, les battements de mon cœur se tapent un sprint digne d’un avion au décollage. Ça secoue.
« Ourson ».
Aaaah, comment je vibre à chaque fois au son de sa voix et de ce simple mot, un tout petit mot qui contient toute la tendresse, toute notre complicité de Campan.
« Ah, tu t’es rappelé que j’existe » je lui lance sur un ton que j’essaie de rendre taquin, mais qui doit sonner comme un reproche.
« J’ai été très occupé ».
Je sens au ton de sa voix que ça ne va pas très fort.
« Le match s’est bien passé ? ».
« Pas vraiment ».
« Qu’est-ce qui s’est passé ? ».
« Ça a été une cata ».
« Vous avez perdu ? ».
« On s’est fait dominer 12-24 ».
Je sens dans ses mots que mon bobrun est triste et démoralisé. Alors, malgré ma propre tristesse et malgré toutes les questions qui remplissent ma tête et gonflent mon cœur, je prends sur moi et j’essaie de le réconforter.
« Il ne faut pas t’en faire, c’est juste un match parmi d’autres. Vous en avez gagnés pas mal et vous allez en gagner bien d’autres ».
« J’ai eu des occasions de marquer des points et j’ai tout raté ».
« Ça ne peut pas toujours marcher ».
« Je ne sais pas si je vais y arriver ».
« Mais si, tu vas y arriver ».
« Comment tu peux en être sûr ? Tu ne connais pas grand-chose au rugby ».
« C’est vrai. Je ne connais pas grand-chose au rugby, mais je crois en toi et à ton talent ».
« Je voudrais y croire autant que toi ».
« Je ne suis pas le seul à y croire, tu sais ? Samedi dernier, quand j’étais au stade, j’ai entendu deux mecs derrière moi dire que toi et Ulysse vous formez un bon tandem ».
« C’est vrai ? ».
« Oui, ils disaient que vous allez aller loin ».
« Aujourd’hui, Ulysse m’a donné plein d’occasions, mais j’ai tout raté ».
« Tu feras mieux la prochaine fois. C’est en faisant des erreurs qu’on progresse. Tu débutes, tu as le temps ».
« Ah, non, pas vraiment. Si je ne suis pas rapidement au top, l’année prochaine ils ne renouvèleront pas mon contrat ».
« Jérém, je sais que tu vas faire une belle carrière ».
Pendant que je parle, j’entends une voix derrière Jérém.
« Mr Tommasi, vous pouvez partir, n’oubliez pas vos anti-inflammatoires ».
« Merci docteur » j’entends mon Jérém répondre.
« Nico, t’es toujours là ? ».
« Oui, mais t’es où, Jérém ? ».
« Je sors de l’hôpital ».
« Qu’est-ce que tu fous à l’hôpital ? ».
« Pendant le match, un gars m’est rentré dans l’épaule et j’ai vu des étoiles ».
« Tu as fait une radio ? ».
« Oui, y a rien de grave, mais ça fait très mal ».
« Fais attention à toi, p’tit loup. Soigne-toi bien ».
« Demain je suis excusé d’entraînement. On verra si je reprends mardi ou mercredi. De toute façon, pour ce que ça change… ».
« Jérém ! Ne dis pas de bêtises ! Il ne faut pas t’en faire pour un match raté. Pour l’instant, tu dois te reposer. Demain tu verras les choses autrement ».
« Tu as raison, j’ai besoin de dormir. Bonne nuit, ourson… et merci… ».
« Merci de quoi ? ».
« De m’avoir remonté le moral ».
Tenter de réconforter mon Jérém me fait plaisir et me fait du bien. L’entendre dire que mes mots lui ont remonté le moral, ça me redonne confiance. J’ai l’impression que cela nous rapproche. Je pense avoir fait ce qu’il fallait.
Même si je suis triste pour son accident, ce petit coup de fil a le pouvoir d’apaiser un peu mes angoisses. En fait, même s’il ne m’appelle pas tous les jours, Jérém pense à moi. Et il sait que je suis là et que je le soutiendrai quoi qu’il arrive. Ce soir ça ne va pas fort et il vient chercher du réconfort auprès de moi. C’est génial.

Le lendemain matin, lundi, malgré le temps maussade, je me sens de meilleure humeur que la veille. J’ai l’impression que hier soir j’ai un peu retrouvé la complicité avec mon Jérém. Que j’ai pu lui laisser entrevoir que mon épaule est assez solide pour qu’il puisse s’y appuyer en cas de besoin.
En arrivant à l’arrêt de bus, je retrouve le bogoss Justin. Une cigarette à la main, le journal sportif dans l’autre, il me lance l’habituel « bonjour », accompagné d’un nouveau, large sourire. Sa barbe commence à bien repousser, et putain, comment c’est sexy cette barbe de quelques jours !
Justin me serre la main avec son habituelle prise puissante et virile. Un premier contact qui me met de bonne humeur et qui me donne envie de tenter une conversation. Une envie qui reste sans suite, car le mec replonge direct dans la lecture, comme d’hab, décourageant ainsi mon élan.
En cours, la bonne humeur semble au beau fixe. Monica est de bonne humeur parce que Fabien l’a emmenée en week-end, Fabien est de bonne humeur parce que Monica est partie en week-end avec lui. Raphaël est de bonne humeur parce qu’il s’est tapé deux nouvelles nanas, l’une levée dans une soirée étudiante le vendredi et l’autre draguée dans un bar le samedi.
Moi aussi j’ai des raisons d’être de bonne humeur, la principale d’entre elles étant le coup de fil de mon Jérém de la veille. Avec la perspective de cet autre que je vais lui passer ce soir pour savoir comment vont son épaule et son moral.
La seule qui a l’air pas vraiment de bonne humeur, c’est Cécile. Elle nous dit tout juste bonjour, puis s’installe deux rangées devant nous, sous prétexte de mieux entendre le cours.
Pendant toute la journée, elle ne nous adresse presque pas la parole. Elle ne vient même pas manger avec nous au resto U à midi. Mais c’est avec moi qu’elle est la plus distante. Un malaise évident s’est installé entre nous depuis que je lui ai parlé. Un malaise que Raphaël ne manque pas de relever.
« Je me trompe ou Cécile te fait la tête ? » il ne tarde pas à me questionner.
« Non, pourquoi tu dis ça ? ».
« Jusqu’à vendredi, elle était tout le temps collée à tes basques et là on dirait qu’elle est devenue allergique à ta présence ».
« N’importe quoi ! ».
« Si elle t’a adressé deux mots depuis ce matin, c’est un grand maximum ! ».
« Allez, fiche-moi la paix ! ».
« Vous ne deviez pas réviser ensemble ce week-end ? ».
« Si ».
« Vous avez révisé ? ».
« Oui, oui » je fais, sur un ton agacé.
« Qu’est ce qui s’est passé ? ».
« Rien ! ».
« C’est peut-être justement là le problème ! ».
Comme souvent, Raphaël vise juste.
« Tu ne l’as pas baisée ? » il enchaîne.
« Occupe-toi de tes oignons ! ».
« T’as eu une panne ? » il se moque.
« Mais ferme-la ! ».
« Elle ne te plait pas Cécile ? ».
Je me retiens de lui répondre, je ne veux pas rentrer dans son jeu.
« Pourtant, c’est une très belle nana » il poursuit « pas très avenante, je te l’accorde, mais pas dénuée de charme. Et pour une raison que j’ignore elle a posé ses yeux sur toi plutôt que sur moi ».
« Ce n’est pas là la question… ».
« Elle est où la question alors ? ».
« La question c’est que… en fait, il n’y a pas de question. Ce n’est pas mon style, c’est tout ».

Le soir j’essaie d’appeler mon Jérém mais je n’arrive pas à le joindre. J’appelle trois fois et par trois fois je tombe sur son répondeur. Je lui laisse un message pour savoir comment va son épaule. Mais le soir avance, les journaux du soir se terminent, les émissions de début de soirée démarrent et se terminent à leur tour sans que mon téléphone ne sonne.
A 23 heures je me dis que je ne dois pas me prendre la tête, que peu importe si pendant un soir ou deux je n’ai pas de ses nouvelles, ce qu’il y entre nous est spécial et le restera. Ce soir il doit être avec ses potes, mais demain soir il me rappellera, c’est sûr !
En attendant, ce soir j’ai besoin de serrer sa chemise dans le noir, de humer son empreinte olfactive qui me fait du bien, même si elle accentue le sentiment de manque.

Le soir suivant, mardi, j’attends en vain un coup de fil de Jérém. Depuis deux jours je n’ai pas de ses nouvelles. Et mes inquiétudes recommencent à trotter dans ma tête.
C’est un fait, nous habitons loin l’un de l’autre, nous évoluons dans des milieux très différents. Jérém évoluera dans un milieu où le coming out n’est pas vraiment bien vu. Il essayera de rester caché. Chose que je ne peux pas lui reprocher, évidemment.
Nous pouvons espérer nous voir un week-end par-ci, un week-end par-là, toutes les 2… 3 semaines ? Est-ce que nous serons ensemble à Noël ? Pour le jour de l’an ? Pour la Saint Valentin ?
Cette situation n’est pas simple et malheureusement elle est destinée à perdurer. Est-ce que cet état de choses est vivable sur la durée, surtout sur une si longue durée ? Est-ce que ce genre de relation me suffit ? Est-ce qu’elle me rend heureux ?
Aussi, est-ce que cette situation va convenir à Jérém ? Comment va-t-il la vivre ? Lui qui m’a demandé de ne pas l’oublier, est-ce qu’il ne m’oubliera pas ? Comment entretenir la passion, l’amour et ses promesses, malgré la distance ?
Pour gérer une relation à distance, il faut de la volonté et il faut être deux à l’avoir. On ne sait pas ce qui se passe dans la vie et dans la tête de quelqu’un qu’on ne voit pas. Déjà que quand on se voit c’est difficile, mais quand on est loin, c’est pire.
Si j'étais à côté de lui, il me suffirait de voir son regard pour savoir comment il va. Et je pourrais lui faire sentir ma présence, mon soutien. Je pourrais le réconforter face au doute, l’encourager face à la difficulté, le féliciter face à la réussite.
Mais avec la distance ce n'est pas du tout pareil. Qu'est-ce que j'ai à lui offrir pour l’avenir et comment le lui offrir sans quotidien commun, sans vie commune ? L'amour à distance est-il viable ?
Pourquoi nous sommes partis de Campan ? Ce long week-end à la montagne, c’était vraiment le Paradis sur terre. Et ce Paradis semble si loin maintenant.
J’aime le Jérém que j’ai trouvé à Campan. Et celui que j’ai retrouvé à Paris. J’aime sa façon de me faire sentir spécial, j’aime son regard amoureux. Mais j’aime également ses doutes, ses peurs, ses erreurs, ses maladresses.
J’aime nos moments de tendresse, nos câlins au lit. J’aime me sentir dans ses bras. Et j’aime le sentir dans les miens. Et je sais qu’il aime tout autant me sentir dans ses bras que se sentir dans les miens.
J’aime le voir heureux, le sentir apaisé. Je suis bien quand il est bien et je suis prêt à tout faire pour qu’il le soit le plus souvent possible.
Je repense à son regard heureux lorsqu’il a découvert les photos de Campan et je sens une intense émotion m’envahir. J’ai du mal à retenir mes larmes.
Car je l’aime, ce petit mec. Et je sais qu’il m’aime aussi. Même s’il ne me l’a jamais dit directement.
Ce soir, je fais une insomnie. A une heure du mat, je suis toujours réveillé. En zappant à la radio, je tombe sur une émission animée par une voix féminine à la fois douce et grave, une voix très singulière, mais rassurante et bienveillante comme celle d’une copine.
« Pas toujours facile de savoir si l'autre nous aime, surtout lorsqu'il ne nous le dit pas » s’inquiète un auditeur au téléphone. Une affirmation qui fait évidemment écho à mes ressentis.
« Je crois que l’absence de déclaration ne signifie pas qu'il y a une absence de sentiments » lui répond l’animatrice avec sa voix à la fois douce et rocailleuse « Elle révèle une peur que le temps n'apaise pas. La peur de s'exposer et d'être vulnérable, la crainte que l'autre s'empare du "Je t'aime" comme d'un trophée, pour dominer. Il peut aussi montrer une certaine timidité et un manque de confiance en soi.
Heureusement, il y a d’autres façons pour savoir si un homme est amoureux. Il y a des regards et des petits gestes qui disent plus que mille phrases, encore faut-il savoir les décoder ».
C’est vrai, il faut savoir décoder. Je repense à ses mots à la gare à Paris, juste avant de nous quitter :
« Avant de te rencontrer, je ne savais pas ce que c’était d’être heureux. Et pour ça, tu es quelqu’un de très spécial pour moi ».
Ou à Campan, lors de nos retrouvailles :
« Merci d’être là ».
« Je ne te mérite pas ».
« Je t’ai fait trop de mal ».
« Je ne veux plus te faire du mal ».
Toujours à Campan, avant de nous quitter :
« Ne m’oublie pas, Nico ».
Si ça ce ne sont pas des mots d’amour…
Au fond de moi, je sais que c’est certainement sa façon de me dire « je t’aime ». Mais aussi peut-être une façon de me parler de sa vulnérabilité, de me dévoiler.
Dans tous ces mots, ne m’a-t-il pas dit également : « Aime-moi comme je suis, aime-moi, malgré moi, aime-moi malgré ce que je t'ai fait, et malgré ce que j'ai peur de te faire encore. Et quoi que je fasse, quoi qu’il arrive, ne m’abandonne pas » ?
« Qu’il soit dit avec les mots ou les actes, un « je t’aime » veut parfois dire « aime-moi »… » j’entends cette phrase fuser dans l’émission radio.
Au fil du temps, Jérém a changé pour moi. Il m’a laissé rentrer dans sa vie. Il m’a montré ses fêlures, son humanité, ce qui le rend encore plus viril et touchant à mes yeux. Car il faut du courage, des couilles et de la confiance en l’autre pour montrer et assumer ses failles, ses limites, ses peurs.
A Campan, il m’a présenté à ses amis, il a même fait son coming out. Depuis Campan, il me fait l’amour, il se préoccupe de mon plaisir. Il est tellement en confiance qu’il a même pu se donner à moi.
Et maintenant, qu’est-ce que j’attends de notre relation ? Qu’est-ce que j’attends de lui ? Qu’est-ce que je peux attendre de façon réaliste ? De quoi ai-je besoin pour me sentir épanoui dans cette relation ?
De quoi a-t-il besoin mon Jérém pour se sentir bien avec moi ? Qu'est-ce qui fera qu'il voudra rester avec moi ?
« Je ne sais pas toujours ce que ça veut dire aimer quelqu’un » lance un auditeur.
« Aimer un homme ou une femme n’est pas une tâche aisée » commente l’animatrice « Il faut d’abord apprendre à connaître notre partenaire, et à connaître ses besoins, ses ressorts émotionnels. Pour aimer quelqu’un, il faut d’abord respecter son indépendance, tout autant que la nôtre ».
« Pour montrer qu’on aime, est ce qu’on doit faire passer le bonheur de l’autre avant le sien ? » relance le même auditeur.
C’est ça donc la clé pour aimer mon Jérém ? Le laisser respirer, lui laisser son indépendance sans lui prendre la tête ? Lui laisser faire ce dont il a envie ? Lui laisser préférer ses potes à moi ? Le laisser coucher avec des nanas pour faire bonne impression ?
Est-ce que le moment où j’ai aimé le plus Jérém n’est-il pas le jour après notre clash où j’étais prêt à renoncer à lui s’il était plus heureux sans moi ?
« Jusqu’où on peut aller dans cette logique ? Où placer les limites ? » réplique alors l’animatrice.
Et voilà. Où se situe donc la limite entre envie de bonheur de l’autre et mon bonheur à moi ? Jusqu’où je peux aller, jusqu’où je peux accepter de lui avant de craquer ?

Le lendemain, mercredi, Justin est à l’arrêt de bus. Sa barbe a presque retrouvé sa longueur d’avant rasage intégral, ce qui, décidemment, lui donne un côté viril qui lui va super bien.
Aujourd’hui il fait plutôt froid, et le bogoss porte une veste de jogging à capuche, avec cette dernière rabattue sur la tête, avec une casquette dessous. Dommage qu’il ait mis la capuche, j’aurais bien voulu le voir juste avec la casquette, je suis sûr que ça lui va super bien et qu’il est super sexy avec. Avec son pull à capuche et sa bonne bouille il a l'air tout gentil, tout câlin.
Comme d’habitude, notre « rencontre » du matin se résume à un échange de « Bonjour », à un beau sourire de sa part, à une solide poignée de main, mais toujours pas de conversation.

Le soir, Jérém me rappelle enfin.
« Ourson ».
J’ai beau me faire un sang d’encre en attendant son coup de fil pendant des jours, me dire que je ne peux pas tout lui laisser passer, j’ai beau avoir envie de lui prendre la tête, lorsque j’entends sa voix mâle prononcer le mot « Ourson », je fonds.
« Hey, p’tit loup, je croyais que tu m’avais oublié ».
« Pourquoi ? ».
« J’ai essayé de t’appeler plusieurs fois, je t’ai laissé un message, tu n’as pas répondu ».
« Nico, quand je suis avec mes potes je ne peux pas te répondre. Après, si je rentre tard, je ne vais pas t’appeler à une heure du mat ».
« Tu peux ».
« N’importe quoi ».
« Moi j’aime bien te parler le soir, t’entendre me raconter ta journée ».
« C’est toujours la même chose, tu sais… muscu, entraînements, matchs de préparation. Et les cours aussi ».
« Et les sorties en boîte ».
« Ça aussi ».
« Mais pas le temps pour un petit coup de fil » je ne peux m’empêcher de lui lancer.
« C’est pas grave si on ne s’appelle pas tous les jours, si ? ».
« Non… mais… déjà qu’on ne se voit pas tous les jours… les coups de fil et les messages c’est tout ce qui nous reste ».
« Mais moi je ne sais pas quoi te raconter tous les jours ».
« Tu crois qu’on peut se voir ce week-end ? » je vais droit au but.
« Ce week-end… je ne sais pas ».
« Comment… tu ne sais pas ? ».
« Ce n’est pas une bonne idée. Dimanche on a un match très important et il ne faut pas qu’on se rate… déjà que mon épaule en fait des siennes… ».
« Au fait, elle va comment ton épaule ? ».
« Ça va, j’ai repris l’entraînement ce matin, mais j’ai toujours mal ».
« Alors ce week-end on ne se voit pas ».
« Pas ce week-end, en plus je n’aurais pas vraiment de temps pour rester avec toi ».
« Mais tu me manques trop ».
« Nico, essaie de comprendre ».
Je n’insiste pas, je ne veux pas lui prendre la tête.
Oui, j’essaie de comprendre mais j’ai mal. Après ce coup de fil, je sens qu’une nouvelle insomnie se prépare. Après deux films sans intérêt sur deux chaines différentes, j’allume la radio peu après une heure du matin.
Hâte de retrouver cette voix qui est en passe de devenir une présence quotidienne rassurante, une présence tout particulièrement bienvenue la nuit, le moment où la solitude et les tourments de l’amour sont les plus durs à supporter.
Ce soir, une « sans-sommeil » comme moi se pose la question sur comment aider un homme qui paraît s’éloigner quand il a des problèmes.
« Les hommes, pour la plupart, n'aiment pas évoquer les choses qui les préoccupent sur le moment, ils ont besoin de temps pour réfléchir et trouver une solution tout seul. Souvent, ils ont juste besoin d’une oreille attentive. L'écoute est souvent plus importante que la parole. L’écoute est une qualité que tout le monde ne possède pas, mais qui peut être développée ».
Je crois savoir ce qui tracasse mon Jérém. La peur d’échouer au rugby, et la peur que ses potes découvrent qu’il est gay. En fait, il a peur d’être rejeté. Je pense qu’il a peur aussi que je le laisse tomber.
Comment le rassurer quant à la sincérité et à la solidité de mon amour, comment lui faire comprendre que jamais je ne l’abandonnerai, sans lui donner l’impression d’une dépendance amoureuse de ma part qui pourrait l’effrayer ?

Le jeudi, je n’ai pas le moral. Deux semaines déjà que je n’ai pas revu mon Jérém. Son refus de me recevoir chez lui à Paris le week-end qui arrive n’a fait qu’exacerber mes inquiétudes.
En cours, Monica remarque que je ne suis pas bien. Je prétexte une mauvaise nuit de sommeil pour faire cesser les questions.
Le soir même, je me laisse traîner à une soirée étudiante.
« Ça te changera les idées » me lance Raph pour me convaincre à l’accompagner.

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