Le Bois Des Interdits

Je tremble de tous mes membres. Mes dents claquent frénétiquement. J’ai l’impression de mourir de froid malgré la température caniculaire qui règne dans tout le pays depuis une semaine. Je ressens un mélange d’incrédulité et de honte face à ce que je viens de faire. Mais, plus que tout, de la panique. Oui, je sais que c’est la peur des conséquences qui provoque ces spasmes incontrôlables. J’ai tremblé à l’aller également mais, à ce moment-là, je n’y ai vu que le frisson de l’interdit à mesure que j’approchais du lieu de mon futur méfait. Je baisse les yeux vers le compteur de vitesse. 120 km/h, sur une départementale… Ouh là, mon vieux, lève le pied. C’est pas le moment de finir dans le décor. Tout le monde se demanderait ce que tu foutais sur cette route…

J’ouvre la vitre pour ventiler l’habitacle et mon esprit, sors une cigarette de mon paquet, la porte à mes lèvres et l’allume d’une main aussi vacillante que la flamme de mon briquet. Les deux chewing-gums que je me suis empressé de fourrer dans ma bouche aussitôt remonté en voiture ne suffisent pas : je dois à tout prix me débarrasser de ce goût qui a imprégné ma langue et mon cerveau, cette souillure tenace, à la fois physique et psychologique. La fumée s’insinue dans ma gorge et dans mes poumons, déclenchant sur son passage une vague de picotements étrangement apaisants.

J’ai 45 minutes devant moi pour me calmer, le temps du trajet retour. Si j’arrive chez moi dans cet état-là, ma mère se posera et me posera très certainement des questions. Des questions embarrassantes. Des questions auxquelles, bien sûr, je n’ai pas du tout envie de répondre. Je dois garder la tête froide et agir le plus naturellement possible. Mon scénario tiendra la route. Il le faut. Je lui ai sorti quoi comme bobard, déjà ? Ah oui, que j’allais acheter un cadeau d’anniversaire pour Charlotte. Et me voilà qui rentre à la maison les mains vides… Tu crois sans doute que ça, ça ne va soulever aucune question ? Tant pis, je lui dirai que je n’ai rien trouvé d’intéressant, ça devrait passer.

Elle sait que je ne suis pas doué pour les cadeaux. Pour mentir non plus, cela dit… Klaxon. Oh, putain ! Je donne un brusque coup de volant pour redresser ma voiture qui s’est peu à peu déportée sur la voie de gauche, profitant de mes divagations mentales. Foutues pensées… Haletant, transpirant, je me redresse sur mon siège, fixe à nouveau mon regard sur la route et resserre mes poings autour du volant. Ça fait beaucoup d’émotions pour une journée, putain.

* * *

Je n’arrive pas à dormir. Ou plutôt, je ne peux pas fermer les yeux. Dès que je les ferme, des flashes apparaissent sous mes paupières comme sur un écran de cinéma. Un film porno devenu film d’horreur. Un cauchemar éveillé qui me hantera à vie, j’en ai la certitude. En même temps, qu’est-ce qu’il t’est passé par la tête ? Pourquoi t’as fait ça, bordel ? Tu te rends compte du risque que tu as pris ? Oui, j’en suis conscient. Demain, il faudra que j’aille à l’hôpital pour connaître la marche à suivre dans ce genre de situation. J’aurai sans doute la plus grande honte de ma vie mais je n’ai pas le choix : il faut que je sache si j’ai chopé une saloperie.

* * *

Quelques heures plus tôt.

Je suis assis sur mon lit, mon PC portable devant moi. Deux onglets sont ouverts dans mon navigateur internet : un site répertoriant les lieux de drague gay du pays et googlemaps, pour repérer celui qui m’intéresse. « Aire de repos de la Bruyère. » Quel joli nom. « Parking à droite et à gauche, drague dans le bois. » Ni trop près (faudrait pas que je croise quelqu’un que je connais), ni trop loin. Je ne sais pas ce qui m’a motivé à me décider. Je ne suis même pas sûr d’aller jusqu’au bout. T’es bien trop froussard pour faire un truc pareil, mon vieux. Renonce tout de suite, ça t’évitera de perdre ton temps. Pourtant, quelque chose me pousse à continuer. Ou plutôt, quelque chose là-bas m’attire irrémédiablement. Je tache de mémoriser le trajet, ce serait bien trop risqué de le noter.
Et, au pire, mon téléphone fait GPS. Waouh, je vais vraiment le faire ? En tout cas, je suis bien lancé.

* * *

Je viens de me garer. Sur le parking, autour de moi, se trouvent déjà plusieurs véhicules. Des putains de belles bagnoles, pour certaines. Je n’y connais pas grand-chose en matière de voitures mais je m’y connais suffisamment pour savoir que la grise garée juste devant moi a dû coûter une petite fortune à son propriétaire. Je l’imagine en chef d’entreprise et père de famille respectable et, bizarrement, ça m’excite. Tous ces hommes qui, pour quelques minutes, alors qu’ils rentrent de leur travail, tombent le masque des bonnes mœurs pour assouvir leurs pulsions inavouables. Sont-ils des habitués du lieu ou, comme moi, ont-ils cédé aujourd’hui au magnétisme d’une première expérience ?

Je pose la main sur la poignée et jette un œil alentour. Personne en vue. Mon regard se pose à droite, sur le vaste bois, ce monstre de débauche qui, tel un trou noir, m’attire irrésistiblement dans ses entrailles. J’ouvre ma portière, sort et la verrouille rapidement, prenant soin de ne pas étendre mon regard sur le parking. Il se peut qu’un conducteur attende au volant de sa voiture qu’une nouvelle proie s’approche et je ne suis pas prêt à montrer une telle audace aussi vite. Et puis, la départementale n’est qu’à quelques dizaines de mètres et je ne veux pas qu’on me voie ici. Je défie des yeux mon reflet dans la vitre de la portière, prends une profonde inspiration, tire sur le bas de ma chemise pour la lisser et me dirige vers l’étroit sentier qui marque l’entrée du bois pour me jeter dans la gueule du loup.

* * *

La tête baissée et les mains dans les poches de ma veste, je m'aventure prudemment le long de l'étroit chemin de terre en évitant les branches qui le traversent çà et là. Tous mes sens sont en éveil. Un peu partout, je devine des individus qui évoluent dans ce labyrinthe sauvage. Du coin de l’œil, je perçois un mouvement un peu plus loin devant moi et lève brusquement la tête.
Un homme brun d'une trentaine d'années, plutôt mignon, vêtu d'un jean bleu et d'une veste de jogging noire aux motifs vert et violet, me fixe du regard en avançant lentement vers la gauche. Je détourne rapidement les yeux et poursuit ma route vers la droite en pressant davantage le pas. Sans me retourner, j'ai le sentiment que l'homme a fait demi-tour et poursuit son chemin dans la même direction que moi. Entre peur et excitation, mes pensées fusent dans tous les sens.

Il est encore temps de rebrousser chemin, de retourner à ma voiture et de faire comme si rien ne s'était passé. Ça ne me ressemble pas, de faire ça. Moi, le jeune homme sérieux et respectable. Oh, mais si vous saviez... Si vous saviez quelles instincts bien peu respectables m'assaillent depuis plusieurs années. Si vous saviez quelles envies immorales je m'efforce de refouler pour préserver cette image de garçon bien sage. Non, je ne dois pas renoncer. Je dois aller jusqu'au bout. Pour me libérer, me soulager. Je dois laisser exploser ce besoin devenu trop grand pour l'abri anti-atomique que je me suis construit à l'intérieur.

Un virage sur la gauche : j'ai atteint l'extrémité du bois de ce côté-là. Sur ma droite, à travers les arbres, je distingue le parking qui se trouve toujours à quelques mètres de moi et je vois une nouvelle voiture se stationner, moins luxueuse, celle-ci. Avant d'avoir eu le temps d'apercevoir le conducteur, je reporte mon regard sur la courbe qui, tel un point de non-retour, semble vouloir me propulser vers les tréfonds de cette jungle. Je me lance, fais quelques pas de plus et tombe nez-à-nez avec l'homme à la veste de jogging. Je refrène un sursaut et me fige littéralement sur place. Wouah, la frousse ! Il me fixe intensément de ses yeux marron foncé. Son visage est doux et bronzé, ses joues légèrement rebondies, ce qui me rassure étrangement. Pourtant, mon esprit imagine sans peine que derrière ses lèvres charnues et humides se cachent des canines acérées prêtes à se planter dans ma chair à la première occasion.
Il m'a bel et bien suivi. Il a tout fait pour qu'on se croise ici, c'est évident. Sans doute un habitué qui connaît les lieux. Que faire ? Fuir ? Non, ce serait idiot. Parler ? Pour dire quoi ? Des questions inutiles qui s'enchaînent en à peine une seconde, car aussitôt l'homme s'adresse à moi sans s'embarrasser des convenances (un habitué, c'est maintenant évident) :

– Tu cherches quoi ?
– Un coin pour pisser.

La réponse est sortie sans réfléchir. La panique, certainement. Tout à coup, je ne suis plus si sûr de moi. Je vois le visage de l'homme changer et passer en un éclair par plusieurs stades : surprise, déception, gêne. En rougissant, il me dit :

– Ah, pardon...

Sans rien ajouter, il me tourne le dos et repart en sens inverse, tandis que je m'aventure hors du sentier comme pour trouver « un coin pour pisser ». Un coin pour pisser... Quel idiot ! Qu'est-ce qu'il m'a pris ? J'étais pourtant si audacieux, il y a quelques secondes. Et maintenant ? Je pisse et je repars ? Ça en fait, de la route, juste pour pisser. Et ce n'est pas vraiment le besoin naturel que j'étais venu soulager à l'origine... Je me retourne et, encore une fois, ma bouche s'exprime avant que je ne puisse l'en empêcher. Je m'entends lancer en direction de l'homme, qui se trouve déjà à une dizaine de mètres, un seul et unique mot.

– Quoique...

Le mot est sorti avec assurance et la suspension finale, plus malicieuse qu'hésitante, ne laisse aucune place au doute : le jeu de la séduction a commencé. Je suis prêt. Je viens de me raviser pour la dernière fois. Ce simple mot était un sésame. Et l'homme le sait. Il pivote lentement et pose sur moi des yeux brillants malgré leur noirceur. Il est soulagé, ravi. Ma petite comédie a fait son effet. Je viens malgré moi de me prêter à d'efficaces préliminaires. J'ai attisé sa curiosité, son désir. Il s'approche, un sourire aux lèvres, et je lutte pour ne pas reculer. Quand l'homme s'arrête à quelques centimètres de moi, je jurerais qu'il peut entendre les battements frénétiques de mon cœur. Tout au moins doit-il entendre ma respiration qui s'est accélérée à chacun de ses pas. J'ignore la marche à suivre et je n'ai rien d'autre à faire qu'attendre, mes yeux plantés dans les siens. Je suis l'élève inexpérimenté et lui, le maître. D'un regard innocent, presque suppliant, je m'en remets complètement à lui. Il avance ses lèvres et je sens mon corps frémir lorsque son souffle chaud me caresse la joue tandis qu'il me murmure à l'oreille :

– Suis-moi.

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