Erotisme Et Poésie (5) : « La Torche » De Marie Nizet

Cette rubrique (Erotisme et poésie », qui veut laisser la première place au texte de la poésie, je l’ai souhaitée comme un délicieux interlude dans mes publications. Merci à HDS de laisser cette place à la poésie et aux poètes érotiques, en espérant qu’elle trouve son public. J’ai plaisir en tout cas à partager ainsi mes émotions.

MARIE NIZET OU LA TRANSGRESSION

La poétesse belge Marie Nizet (1859-1922) fut une pionnière dans la poésie érotique. Elle est pourtant bien peu connue. Je reconnais que c’est « l’Anthologie de la Poésie érotique » de Pierre Perret, mon fil conducteur, qui me l’a fait découvrir et aimer.

En connaisseur, Pierre Perret rappelle dans son Anthologie que la poésie érotique féminine est « une fulgurance des émotions, un cri qui n’appartient qu’à elles seules. Le sourire aux lèvres et le feu au ventre, elles balaient de leur passion les fausses pudeurs, le poids ancestral des culpabilités et de l’hypocrisie, dispensé par un système institué par l’homme depuis la nuit des temps. »

Marie était fille de François-Joseph Nizet, docteur en droit, en sciences politiques et sociales, ainsi qu'en philosophie et lettres de l'Université libre de Bruxelles. Il était également conservateur adjoint de la Bibliothèque royale et poète à ses heures.

Marie côtoya de nombreux étudiants slaves et balkaniques émigrés, à la fois pensionnaires et élèves de son père, ce qui expliquerait l'attrait de la jeune fille pour la Roumanie, un pays où elle n'a encore jamais été. De fait, elle embrassa la cause patriotique de ces jeunes révolutionnaires qui rêvaient de libérer leur pays du joug des tyrans. Elle publie des poèmes à partir de 1877. Elle les regroupe en 1878 dans România (chants de la Roumanie).

En 1880, Marie épouse Antoine Mercier, employé communal à la ville de Bruxelles.

Cette union ne fut pas heureuse. Séparée puis divorcée, Marie élève seule son fils Emile dans des conditions difficiles.

Marie Nizet connut alors une existence retirée et difficile et semblerait alors avoir renoncé à l'écriture.

Marie Nizet avait rencontré chez des amis un officier de marine, Cecil-Axel Veneglia, Hollandais de père et Anglais de mère, né dans les iles de la Sonde, qui devint ensuite son amant. Il mourut à Java et Marie Nizet lui dédia son « ultime » œuvre poétique, exigeant qu’elle ne soit publiée qu’après sa mort.

À sa mort, en 1922, l'on retrouva dans ses possessions un recueil de poèmes. Ceux-ci furent composés de nombreuses années auparavant et sont dédiés à un officier de Marine, Axel Veneglia. Cet homme fut l'amant de l'écrivaine et c'est un amour ardent qu'ils partagèrent.

Ce recueil fut publié, à titre posthume, en 1923 aux éditions de la Vie intellectuelle, à Bruxelles, à un peu plus de mille exemplaires. Le titre du recueil est « Pour Axel de Missie ».

Axel Veneglia voyageait beaucoup en mer vers les terres lointaines ; un jour son navire rentra au port sans lui.

Après sa mort, Marie Nizet a continué à écrire des poèmes en souvenir de leur amour passionné.

Une telle franchise dans l'expression d'un amour sensuel est rare chez les écrivaines du XIX ème siècle et rompt avec la pudeur habituelle des épanchements féminins.

La poétesse transgresse les normes sociales et littéraires, en tant que femme énonçant si clairement son désir érotique.

Marie Nizet est à juste titre considérée comme l'une des premières femmes poètes modernes de son temps.

COMMENTAIRES

Marie Nizet est la première poétesse moderne à s’illustrer dans le registre de la poésie érotique et elle donne un recueil qui exprime avec force la volupté et la passion amoureuse.

La publication de « Pour Axel de Missie » fait écho à un mouvement poétique féminin au tournant de siècle dont l’appellation n’est pas unanime : les uns parlent de « Saphos fin de siècle », de « Romantisme féminin », de « Bacchantes », d’« Amazones »…

« Pour Axel » ne tombe par ailleurs pas dans la convention propre à la poésie amoureuse féminine de l’époque, qui veut que les élans sensuels se muent en élans sentimentaux : au contraire.
D’où l’intérêt de cette œuvre. En effet, l’amour de Missie pour Axel la pousse à se masturber, se remémorant quelques-unes de leurs pratiques sexuelles, ainsi qu’à fantasmer, encore et toujours, le corps d’Axel.

Dans le recueil, l’apogée de l’expression de la sexualité se trouve dans la pratique masturbatoire, comme c’est le cas dans « Le pétale », poème moins audacieux que « La torche » dont voici un extrait :

« À son doux contact satiné,
Mes doigts s’émeuvent de tendresse.
D’un lent mouvement obstiné
Ce n’est pas lui que je caresse…
Mon baiser pervers s’est pos
Et mes lèvres se pâment d’aise
Sur le beau pétale rosé…
Et ce n’est pas lui que je baise »

« Contact satiné », « lent mouvement obstiné » et « caresse » sont une allusion à la masturbation de l’homme par la femme, fantasmée par elle. « Pervers », « se pâment » et « baise » ont un sens sexuel évident. La couleur « rosée » est prototypique pour le phallus, précisément pour le gland. C’est alors à la fellation que Marie Nizet fait allusion. Les vers qui clôturent les strophes l’explicitent : « Ce n’est pas lui », ce n’est pas le pétale qui est caressé ni embrassé mais le sexe masculin. Ces fantasmes accompagnent assurément sa propre masturbation. Outre l’ambiguïté portée par « ce n’est pas lui que je caresse… », sous-entendant aussi qu’elle se caresse elle-même, l’appareil génital féminin est symbolisé par la rose, dès le deuxième vers du poème (« Une rose se meurt dans un verre »). Ailleurs, Marie Nizet va jusqu’à écrire l’orgasme et le sentiment de bien-être qui le suit : « Que nous ne pouvons pas descendre encor des cimes / Et que nous palpitons au plus haut des sommets ».

« Pour Axel » a pour trait particulier d’être un recueil poétique traversé par une narration, celle des étapes de l’amour d’une femme pour un homme, d’un amour physique et sensuel.

Les poétesses utilisent volontiers la métaphore et « l’impudicité provocante », selon les mots de Pierre Perret.


« La Torche » est une ode à l’amour. J’ai aimé ce poème dont Pierre Perret dit qu’il « exprime charnellement le plaisir de vivre en harmonie avec les besoins de son corps ».

Le poète Pierre Béarn (1902-2004), d’origine roumaine, ce pays qu’aimait temps Marie, dira d’elle qu’elle « a vraiment la torche dans le ventre ».

TEXTE DU POEME : La Torche

Je vous aime, mon corps, qui fûtes son désir,
Son champ de jouissance et son jardin d'extase
Où se retrouve encor le goût de son plaisir
Comme un rare parfum dans un précieux vase.

Je vous aime, mes yeux, qui restiez éblouis
Dans l'émerveillement qu'il traînait à sa suite
Et qui gardez au fond de vous, comme en deux puits,
Le reflet persistant de sa beauté détruite. [...]

Je vous aime, mon cœur, qui scandiez à grands coups
Le rythme exaspéré des amoureuses fièvres,
Et mes pieds nus noués aux siens et mes genoux
Rivés à ses genoux et ma peau sous ses lèvres...

Je vous aime ma chair, qui faisiez à sa chair
Un tabernacle ardent de volupté parfaite
Et qui preniez de lui le meilleur, le plus cher,
Toujours rassasiée et jamais satisfaite.

Et je t'aime, ô mon âme avide, toi qui pars
- Nouvelle Isis - tentant la recherche éperdue
Des atomes dissous, des effluves épars
De son être où toi-même as soif d'être perdue.

Je suis le temple vide où tout culte a cessé
Sur l'inutile autel déserté par l'idole ;
Je suis le feu qui danse à l'âtre délaissé,
Le brasier qui n'échauffe rien, la torche folle...

Et ce besoin d'aimer qui n'a plus son emploi
Dans la mort, à présent retombe sur moi-même.
Et puisque, ô mon amour, vous êtes tout en moi
Résorbé, c'est bien vous que j'aime si je m'aime.

Poème issu du recueil posthume « Pour Axel de Missie », 1923

REFERENCES

Outre les références générales déjà indiquées dans « Erotisme et poésie (1) », publié le 17 décembre 2019, je renvoie à l’article de Wikipédia sur Marie Nizet.


Je renvoie tout particulièrement à un article de Nicole Malinconi, paru en 2019 dans la revue belge Textyles : https://journals.openedition.org/textyles/3406

Comments:

No comments!

Please sign up or log in to post a comment!