Carembar, Malabar Et Gronibar

Moi, c'est Carembar. Je vous parle d'un temps lointain où l'on se donnait entre copains des noms de fantaisie.
J'aimais bien ce nom-là dont on m'avait affublé
Un nom qui collait aux dents et me donnait une haleine de sortie de classe, Sheila l'école est finie…

Malabar, mon ami de cœur, était un gars rigolo qui faisait des bulles de chewing-gum rose aussi grosses que ses joues.
On faisait les quatre cents coups au Mirail à la porte du lycée, devant Chez Lili, boutique de chewing-gums et autres fadaises à gamins.

D'autant qu'au Mirail, il y avait aussi une école de filles...
Une école de filles chemisier blanc jupe plissée bleu marine et souliers vernis.

Gronibar, c'était notre copine à tous les deux.
Je ne sais pourquoi on l'appelait comme ça. Elle n'avait rien dans son chemisier qui eût pu justifier tel surnom...
Ou alors, on n'y connaissait rien !

Nous on écoutait Richard Anthony et on rêvait aux filles en sifflant cette histoire de train dans l'aube noire et froide de l'hiver devant la porte close du lycée en attendant l’heure, cartable entre les chevilles.
On regardait, en face, les filles bleues arriver au porche du collège de filles du Mirail. Gronibar était toujours, elle aussi, en avance. Et on se regardait.
Sans se regarder.

Malabar et moi on l'aimait tant qu'on la regardait pas bien plus que tous les autres réunis.

En classe, toujours on était en tandem, Malabar-Carembar, on était en équipe, en binôme, toujours. En Histoire, en Français, en Maths aussi, même en Gymnastique.

Alors, on écrivait des poèmes
A Gronibar
A elle, rien qu'à elle
Des poèmes à quatre mains, en alexandrins
On aimait ça composer des vers, les scander
En rêvant à ses petits tétés
Les petits tétés de Gronibar.

Comble, paradoxe, antinomie, oxymore, douce violence comme le chantait alors Johnny.

Nous aimions tant les mots, en ce temps-là de jeunesse littéraire et studieuse… On en jouait, on rêvait de nuits blanches dans ses bras, de dialogues avec elle en silences éloquents et surtout nous savions que nos chemins à tous deux, parallèles, convergeaient néanmoins vers elle.

On avait compris de Ying et le Yang et le monde nous appartenait.

Bien entendu ces poèmes que l’on écrivait vu qu’ils n’étaient ni de l’un ni de l’autre mais des deux on les recopiait pour en avoir, chacun, un exemplaire.
La photocopie, à cette époque n’existait pas…
Aurions-nous dû économiser l’exemplaire destiné à Gronibar ?

Mes copies à moi, calligraphiées, je les cachais amoureusement dans un pli discret de mon vieux cartable de cuir brun élimé.
Malabar avait, lui, à sa maison une mallette secrète, de fer brossé, fermée à clef, dans laquelle il remisait ses trésors. Lui préférait conserver les brouillons raturés illisibles fatigués cent fois pliés dépliés. Il disait, ce sont les originaux, on y lit tout ce que toi et moi avons ressenti pensé écrit.
Les exemplaires destinés à notre égérie étaient eux aussi calligraphiés et c’est moi qui m’en étais chargé. Mais comme nous ne savions pas comment les lui adresser, on les gardait précieusement au lycée dans un carton à dessin fatigué noir et vert au fond de l’armoire de bois blanc qui servait de rangement aux planches, tés, équerres et autres outils géométriques des gars de la classe.
On les gardait sans vrai espoir de les lui, un jour, donner.

On les gardait car on pensait que cela faisait exister notre oeuvre qu’il y en eût un exemplaire réel … en vrai.
Enfin, on ne savait pas très bien pourquoi
Surtout moi qui faisais effort de calligraphie deux fois, je me demandais quand même…

Bien entendu sont arrivés juin puis juillet et nos vies ont dû, déjà, bifurquer.
Malabar a voulu emporter le carton à dessin. Moi j’ai dit, non, on le laisse là ; un jour quelqu’un l’ouvrira et nos vers seront lus.

C’est l’espoir secret de tout poète que d’être découvert lu aimé … que de partager.

Après longues discussions à l’ombre brûlante des tilleuls de la cour de récré, nous avons convenu que la seule personne qui avait droit légitime à en disposer était Gronibar.

Il nous a fallu bien des efforts pour, tous les deux, un matin lumineux de presque l’été, traverser la rue du Mirail et apporter à Gronibar et lui donner ce carton à dessin tacheté de vert et noir fermé par des rubans noués sur trois cotés.

Nous n’avons rien dit, nous ne l’avons pas même vraiment regardée.

Et puis, on s’est sauvés
La porte du lycée était ouverte, on a couru et disparu dans notre cour de récré.
Les Grandes Vacances sont passées par dessus ce petit bonheur comme moissonneuse aveugle piétine jonquilles, bleuets et colchiques.

Mon camarade a suivi ses parents en Ile de France et pour ma part le changement de classe m'a fait changer d'entrée : lieu du Mirail, notre porche d'accès au lycée fut dorénavant Cours Victor-Hugo. Cette année-là j'ai perdu à la fois Malabar et Gronibar. La césure avait été tellement profonde que j'y avais même laissé Carembar : j'étais maintenant simplement de mon nom de famille, comme tout un chacun, comme mon père, comme mes frères, bêtement.

Les années ont filé et les amours et les s et la carrière et maintenant les petits s...
C'est sur un forum citoyen à mi-chemin entre psychanalyse et écologie militante que j'ai retrouvé Malabar... Faut dire que le con s'était choisi ça comme pseudo...
Je n'ai rien à dire, moi j'y étais Carembar sur le-dit forum depuis des mois, sans que quiconque sache pourquoi...
Simultanément, hasard ou destin malin, croyez-le où pas, Gronibar nous a rejoints, elle aussi à traîner sur le web chapitre forum, paragraphe nostalgie, saison poésie perturbée.

Les pseudos vingt-et-unième siècle étaient très exactement les surnoms de nos années lycée.
On ne l'avait même pas fait exprès.

Malabar était journaliste sportif à la télé nationale, Gronibar dirigeait le service pédiatrie du Tondu et moi j'étais modestement fonctionnaire à la Région Aquitaine, en charge de l'agence de bassin.

On s'était retrouvés. On a fait ample connaissance sur FB, comme si nous avions été les uns aux autres de purs estrangers.
On a décidé de se revoir, quarante ans après, en toute simplicité.

Je vais vous dire, il ne me reste pas grand chose de souvenir de ces retrouvailles sauf que Gronibar méritait enfin aujourd'hui ce surnom qu'on lui avait alors donné.

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