La Centième I

J'arrive au cabinet le sourire aux lèvres, un sac supplémentaire dans ma main. Je croise la secrétaire et la salue avant de me diriger tranquillement vers ma salle.
Je me prépare pour les soins, et j'inspecte ma cicatrice. J'ai encore du mal à m'y faire...

- Tu t'en vas encore, c'est pour ça, le chocolat?

Greg me regarde, moqueur. Il est vrai que je lui ai déjà offert, par courtoisie, des chocolats à chaque fois que j'ai cru ma dernière heure de kinésithérapie arrivée. Pour revenir la semaine suivante, avec une ordonnance neuve. Plusieurs rechutes m'ont menée sur le billard, et la rééducation n'en finit pas. Il m'a connue enjouée, inquiète, déprimée, avachie, faible, et maintenant, déterminée.

- Non, ce n'est pas ça, lui répondis-je, évasive.
- C'est bien pour moi, quand même? Tu n'oserais pas te pointer ici avec un sac de la meilleure chocolaterie de la ville sans me le donner, si?
- Si.
Greg ouvre des yeux ronds. Je m'avouais vaincue. Les hommes et les dates...
- C'est bien pour toi, pour fêter notre centième séance.
Il sourit largement et mit le nez dans le sachet sans plus de politesses.
- Thank you so much, my dear. What a lovely hat!
Il s'agissait, en effet, d'un chapeau haut-de-forme en chocolat.
- C'est pour honorer ton côté gentleman, ajoutai-je, un brin moqueuse.
Il darda vers moi des yeux brillants.
- Vous m'en direz tant. Je croquerai dedans plus tard... toi aussi, si tu es sage.
- Je suis toujours sage! Fis-je, boudeuse. Au fond de moi, j'exultais. Greg m'attire grandement!
- C'est ce qu'on va voir! Au travail!

Il commença par un massage de ma cicatrice pendant qu'on papotait sur nos journées respectives. Comme toujours, il me complimenta dessus, me disant que j'avais de la chance, qu'il en avait vues des bien moins belles que celle-la. Puis il mit en mouvement mon articulation opérée, avec délicatesse.

Il apprécia le jeu des muscles et tira sur les tendons et les ligaments afin d'assouplir le tout. Je râlai, pour la forme.

-C'est le but du jeu ma belle, il faut souffrir un peu pour courir beaucoup, plus tard! Il sourit, irrésistible.
- Tu n'étais pas obligé d'ajouter la virgule dans ta phrase, répliquais-je, bougonne.
- Tu es impatiente, je suis patient. Tu es la patiente, pourtant! Il rigole toujours quand je me plains, et je finis par rire aussi. On n'a pas encore trouvé meilleur anti-dépresseur, mais je sais que je ne devrais pas autant me livrer à lui. Il encaisse, mine de rien...

Au fil des mois j'ai appris à le connaître. Greg est un kiné libéral qui travaille en association avec des confrères dans un cabinet. Les patients sont exigeants, la paperasse aussi, il ne compte pas ses heures, ça lui donne le vertige. Il a cru que se donner son coeur à une consoeur serait une bonne chose, mais la désillusion est arrivée, trop vite. On ne peut pas décemment vivre une vie de couple quand on travaille autant chacun de son côté. Ils ont rompu récemment, sans heurts. Chacun avait la passion de son travail et ne voulait pas en démordre, ils étaient donc dans l'impasse.
Je lui tire les vers du nez, car je lui parle beaucoup de ma vie, mais au bout d'un moment, un équivalent devient nécessaire. Il s'est prêté au jeu de bonne grâce, et la distance respectueuse du corps médical se floute un peu ces derniers temps.

- Je n'entends rien... il n'y a personne?
- Exact mademoiselle Watson. (nous avons en commun une passion pour un certain détective anglais)Tous occupés ailleurs. On peut essayer toutes les salles si tu veux.


Je m'enflamme. Ma culotte pourrait être réduite en cendres à cette seconde. Il a dit ça à mon intention, avec un ton lourd de sous-entendus. Mais il continue, l'air de rien, à faire mes soins. Ce petit jeu dure depuis quelques semaines entre nous. On flirte sur la ligne d'arrêt d'urgence de la discrétion médicale.
Ces jeux de mots ambigus m'amusent au plus haut point, je me fais un honneur de lui donner la réplique. Enfin, là, mon esprit s'est fait submerger par une vague d'hormones en fusion. Aujourd'hui sera-t-il un point de non-retour?
Je suis sûre qu'il a remarqué mon trouble. Il a un visage de champion du poker quand il s'y met, mais ses mains le trahissent. Des mouvements plus appuyés par ici, une caresse plus douce par là...

Oh non... oh oui?

Vient le moment délicat de l'étirement de ma jambe. Il la tend, et la relève vers mon buste allongé en poussant dessus. Oui, ça ressemble diablement à une position sexuelle! Je retiens mon souffle.
Greg me regarde avec un air gourmand. Il sait à quoi je pense... et je sais qu'il sait que je sais.
Il marque une pause, et recommence, me dominant, testant ma souplesse. Je me sens à sa merci, perchée sur la table de soins, et je me demande quand ça va finir par dér. Je n'en ferais rien moi-même s'il ne m'en donne pas le feu vert, ici c'est son territoire. Son regard n'a plus rien d'ambigu, tandis qu'il répète le mouvement, je me plonge dans ses yeux. Je me sens monter en température et en moiteur un peu partout, mais surtout à un endroit stratégique...

Ça va mal se terminer... ou bien, c'est selon. Mais le téléphone sonne, coupant court à ce moment d'excitation mutuelle. Il soupire et va répondre, me chuchotant un "tu ne perds rien pour attendre!" moqueur.

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