L'Importun 1

Prochainement, Marie fêtera ses trente-huit ans. Elle a deux ans de moins que moi. J'ai économisé pour pouvoir lui offrir ce collier qu'elle regarde avec envie dans la vitrine de la joaillerie. Elle et moi travaillons dans la même administration, dans le même grand bâtiment, mais dans des services différents et à des étages différents. Par chance nous demeurons à proximité de notre lieu de travail et avons l'habitude de nous retrouver à la maison pour le repas de midi. Il nous arrivait de profiter de cette pause pour des câlins entre époux. Or depuis peu Marie trouve que c'est trop expéditif et préfère se réserver pour des effusions plus longues en fin de journée. Elle a décrété :

- C'est mieux après la sortie du soir.

Comme c'est étrange, pendant que Marie et moi faisons notre promenade habituelle dans les rues de la ville, conformément aux recommandations de notre médecin, j'ai ce soir l'impression de rencontrer à plusieurs reprises le même jeune homme en divers points de notre parcours. Il était tout à l'heure devant la salle de cinéma, il a ensuite monté la garde devant une boulangerie et maintenant il apparaît au coin de la place du marché.

C'est un jeune homme élancé, à la tenue soignée, chemise et cravate, on peut le trouver élégant même. Le gaillard a fière allure, semble sûr de lui et de son charme. Le visage est plaisant, ce n'est plus un adolescent, il peut avoir entre vingt et vingt-cinq ans. Mais ne suis-je pas victime d'une farce. Comment fait-il pour se montrer encore aux abords de la piscine municipale lorsque nous y passons. Pourquoi est-il toujours souriant à notre approche ? Sait-il où nous allons passer un peu plus tard ? C’est à croire qu'il a un jumeau ou qu'il fait partie de triplés farceurs ! Marie ne peut pas ne pas l'avoir remarqué. Elle ne dit mot, mais à chaque rencontre, elle sourit puis tourne la tête vers le jeune inconnu

Nous marchons ainsi trois fois par semaine et, cette semaine, pour la troisième fois, j'ai l'impression que mon inconnu s'amuse à multiplier ses apparitions sur notre chemin, bien que j'aie varié l'itinéraire d'un jour à l'autre.

Sous sa fine moustache, il est là, nous croise ailleurs, jamais essoufflé, il sourit invariablement comme s'il était content de nous étonner. A qui sourit-il à la fin ? A moi ? Je ne le connais pas...A Marie plutôt ? Et pourquoi donc ? Le connaît-elle ?

Ce soir, agacé par le jeu de notre inconnu, j'ai voulu renoncer à la promenade, sous prétexte d'un mal de crane. Marie n'a pas voulu comprendre ma conduite :

- Mais justement, plutôt prendre un bon bol d'air plutôt que du paracétamol. Et si tu abandonnes aujourd'hui, demain tu auras un autre motif pour échapper à l'exercice si bénéfique. Tu ne vas pas me laisser aller seule, n'oublie pas que tu as insisté pour que nous fassions ensemble cet effort afin de rester en forme. Et c'est si bon de se retrouver ainsi ensemble à discuter après une journée de travail. Allez debout, faisons notre balade. Viens.

Je ne sais pas pourquoi je suppose que les rencontres avec l’inconnu lui manqueraient. Sont-elles arrangées ? Alors lorsque je l’aperçois, mes nerfs me lâchent et je l’exprime à haute voix :

- Ah ! Encore lui ! A la fin, il m’emmerde !

- Quoi, qui ? Quelqu'un t'ennuie ?

- Ce jeune type là-bas qui se dirige vers nous. Il est toujours présent où que nous allions. Qu'est-ce qu'il nous veut ? Le connaîtrais-tu ? En a-t-il après toi ? Il a une sorte de don d'ubiquité doublé d'un don de divination. Où que nous allions, il est là à nous observer. Serait-ce un de tes jeunes soupirants ?

- Diable, mon ami, comme tu y vas. Regarde-le bien, il a l'âge d'être mon fils. Et puis comment en viens-tu à me parler de "mes jeunes soupirants ? En ai-je jamais eu depuis notre mariage ? J'ai bien remarqué qu'il semblait s'amuser à couper notre route. Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat. Ignore-le, il finira par se lasser. Si sa conduite t'inquiète, je me renseignerai. L'une ou l'autre de mes amies l'aura vu puisqu'il fréquente assidûment les mêmes rues que nous.
Je saurai qui il est et je le cuisinerai.

Du jour au lendemain, par miracle, l’individu disparaît. Marie avait bien prévu qu’il se lasserait avant nous. Je ne me plaindrai pas de sa disparition. Toutefois, comme je ne crois pas aux miracles, je trouve que c’est louche. J’entreprends, un peu honteux, une surveillance discrète lors des sorties de Marie. Qui cherche trouve ; je trouve :

Comment le même inconnu sait-il que Marie devait se rendre à l’hypermarché dont je les vois sortir : ils se parlent, se quittent après une bise sur les joues. Ce soir elle est allée acheter des timbres au bureau de tabac. Et vlan ils marchent côte à côte. Je les épie de loin. Est-ce un hasard ? Pose-t-on la main sur le bras d'un inconnu avant de l'embrasser au moment de le quitter en courant pour rentrer à la maison sans retard trop alarmant pour le mari ?

Alors, ce soir, soir sans promenade et donc sans câlin programmé, je décide de marquer mon territoire. Zut à ce calcul qui a réduit à trois rapports hebdomadaires nos relations conjugales. Il y a anguille sous roche ; je veux en avoir le coeur net. Avant d'attaquer le sujet j’ai besoin d'une promenade pour calmer les tremblements de mes mains. Si j'abordais Marie immédiatement, je bafouillerais, je me ridiculiserais, elle rirait de moi.

Et tout à coup, il me revient que c'est aujourd'hui l'anniversaire de ma femme. Je rentre à la maison.

- Non, ce n'est pas vrai : IL est là, dans la salle à manger. Il, oui, le jeune beau, celui que Marie a embrassé rapidement sur le trottoir devant le bureau de tabac. Il le type de l'hypermarché, Il le trop souvent rencontré au cours de nos promenades

Marie est à l'aise et passe spontanément aux explications :

-Tu te demandes ce que Sylvain fait ici ce soir. Voilà. Tu étais curieux de savoir qui il était et ce qu'il nous voulait. J'ai mené mes recherches, je l'ai rencontré à plusieurs occasions et j'ai obtenu le fin mot de l'histoire.
Tu avais vu juste, ce garçon est en effet un soupirant, il est follement amoureux de moi, dit-il. A l'appui de ses déclarations d'amour il est venu m'offrir un cadeau d'anniversaire. Vois ce magnifique collier.

Autour du cou de Marie pend un collier, le même que celui que j'ai en poche. Elle le porte déjà, elle ne le cache pas, au contraire elle l’arbore comme un trophée : donc elle l'a accepté, c'est incroyable ! Le dénommé Sylvain lui a fait une déclaration d'amour et Marie a mis autour de son cou la preuve d'amour présentée par ce quasi inconnu. J'en connais la valeur marchande puisque j’ai acheté le même, il m’a paru cher. Surtout je connais la signification de l'acceptation d'un tel cadeau. A-t-elle osé dire à ce Sylvain qu'elle désirait ce bijou, alors que j'avais dû le deviner en observant son regard ? Il est bien jeune pour payer ce genre de bijou de valeur. J'en ai le souffle coupé. Je m'assieds sans pouvoir articuler un mot. Faut-il qu'il soit épris pour engager une telle dépense ! Qu'a-t-il déjà obtenu de la femme mariée pour se montrer aussi généreux ? Et Marie d'appuyer où cela fait mal :

- Il est merveilleux, non ? Exactement comme celui que je souhaitais depuis longtemps.

- Et que je comptais t'offrir pour ton anniversaire. Vois dans ce coffret mon cadeau d’anniversaire… mais tu es parée, je regrette d'arriver trop tard.

- Oh ! Mon amour ! Tu avais compris et tu....Eh! Bien vous voici à égalité. Je suis comblée. Il faut que je te dise. Ce jeune homme est moderne. II a les idées larges. Il est prêt à me chérir sans vouloir briser notre couple. Autrement dit, il accepte de me partager avec toi. Nous devons à trois trouver les modalités pratiques d'un partage équitable.

Avec un enthousiasme non feint, ma femme m’annonce que Sylvain partagera notre vie, sera son amant mais que je resterai son mari. L’annonce vaudrait mise en place immédiate ? N’est-ce pas déjà acquis. J’ai besoin de plus d’explications.


- Quel partage ? Lui appartiens-tu déjà pour qu'il puisse prétendre te partager avec moi ? On ne peut partager que ce qu’on possède. Or à qui es-tu mariée ? Moi, ton mari, je ne suis pas d’humeur partageuse. Je me moque absolument de ce que peut me concéder quiconque s’attribuerait des droits sur toi.

Le visage de Marie perd de son éclat. Je ne semble pas aussi perméable qu’elle à la modernité. Sylvain s'en mêle, sûr de la pertinence de ses propos

- Ce qui compte, ce n'est pas un bout de papier, un acte de mariage avec un cachet officiel ; non c'est ce que veut le coeur. Marie, en l'occurrence, est le seul juge en matière de possession ou de propriété de son cœur comme de son corps. Elle seule sait si elle veut se partager entre deux hommes qu’elle aime également ou si elle veut rester prisonnière d’un engagement ancien et devenu obsolète.

- Mon cher Jean, mon mari adoré, toi que j'aime depuis si longtemps, te montreras-tu égoïste et trop possessif ? Faut-il que je sois obligée de choisir entre mon mari et un possible amant portant assez généreux pour participer à une communauté à trois. Dans cette union je serais aimée et choyée par deux hommes et je prodiguerais mon amour à parts égales et entières à chacun de ces deux hommes ?

Ciel, Marie a été déjà bien endoctrinée , se montre réceptive aux théories de Sylvain sur l’amour, brûle les étapes et compte obtenir mon approbation d’un claquement de doigt au nom d’autant d’années d’amour conjugal. J’offre de la résistance au nom de toutes ces année de bonheur à deux.

- Non, tu n'auras pas à choisir, puisque ton choix est fait en faveur de Sylvain : ce collier à ton cou l'indique clairement.

- Mais non. Il est beau ce collier et je le porte avec plaisir. N’y vois pas d’autre signification. Sylvain me l'a offert sans condition. Voilà, je vous ai réunis ce soir autour d'un bon repas pour fixer mon choix et vous communiquer ce que j'aurai décidé.

– Ah, tout à coup tu décides seule de l’avenir de notre couple. Ai-je encore voix au chapitre et tout est-il déjà inscrit dans le marbre ?

- Contrairement à ce que tu crois, mon cher Jean, les dés ne sont pas jetés. Il vous faudra passer par une série d'épreuves avant d'apprendre ce que je déciderai, ou avant de savoir lequel je préfère ou si l'idée de partage me convient mieux.

- Ne me dis pas que tu es encore indécise ! Il y a un intrus ici et tu en es encore à te demander qui c’est de lui ou de moi. Quelle humiliation pour un époux d’être ainsi mis en balance. La coupe est pleine, je ne veux pas concourir. Vous pouvez aller, je me passerai de toi et de tes fantaisies

Cette fois Marie pâlit. A quoi s’attendait-elle ? Elle ne s’avoue pas vaincue :

- Cesse de faire l’ gâté. Aie la patience de m’écouter au nom de nos années de bonheur.

– Tu parles de ces années comme d’un défunt.

– Je te demande juste de patienter. Pour une fois que la femme a le beau rôle, s’arroge le droit de disposer d’elle-même, ne gâche pas mon plaisir. N’est-ce pas ton exaspération qui m’a poussée à entrer en contact avec Sylvain alors que j’ignorais tout de lui ? Maintenant j’ai heureusement fait sa connaissance. J’ai appris de lui que je pouvais transformer ma vie, vivre mieux et sans rupture trop brutale avec le passé, dans la continuité améliorée. Voilà comment j’aimerais procéder avec l accord de mon mari et de ce si précieux ami.
Si je choisis de faire l'amour ce soir avec l'un ou avec l'autre, il pourra penser qu'il m'a gagnée. Aura-t-il raison ? Mais, si je préfère expérimenter le partage tellement à la mode vous pourrez me posséder successivement sans problème dans un ordre alternatif. Dans ce cas le premier au lit avec moi devra attendre le résultat du second avant d’être fixé sur son sort. Je garderai l’un ou l’autre ou les deux.

Sylvain ne peut que gagner, soit tout soit une moitié de Marie. Inversement je perdrai soit une moitié de Marie soit Marie tout entière. Or pour moi, je l’ai déjà dit et je le répète :

- Pour moi ce sera tout ou rien, ma chère femme. Tu demeures mon épouse ou tu vas vivre ailleurs les progrès annoncés.

Ma déclaration ennuie mon concurrent. Il plaisante, essaie de me convertir à sa façon d’envisager la vie :

- Ce serait si bien de faire l’amour à trois, de prendre, toi et moi ensemble, Marie en sandwich et de lui faire connaître les formidables sensations de la double pénétration. Celui qui n’est pas capable de lui faire connaître la double vaginale ou la double pénétration rectale ou encore la double mixte, rectale et vaginale simultanée, n’est pas digne d’une femme aux idées modernes. Marie mérite le meilleur et je propose de le lui faire découvrir.

– C’est parfait. Moi aussi je veux son bonheur et cela ne date pas d’hier. Peut-être voudrait-elle mieux en se partageant. Je n’en serai pas. Vous chercherez un autre opérateur que moi pour vos orgies


Marie sent que je suis sérieux et au bord de la rupture. Elle doit comprendre que je reçois la comparaison entre moi et ce morveux comme une insupportable humiliation. Elle me voit bouillir d’être face à ce type bien plus jeune que moi ; certes audacieux mais décidé à la soumettre à des excès auxquels elle n’est pas habituée. Je lis dans ses yeux et dans ses mimiques la lutte engagée entre son désir de nouveauté et son besoin de sécurité. Elle voudrait « être à la page », mais sans me perdre, elle aimerait connaître des fantaisies mais a peur du risque. Sylvain représente la jeunesse moderne et aux mœurs débridées mais serait-il aussi solide que moi. Comme elle l’a laissé entendre elle est embarrassée de devoir choisir. Hélas mon intransigeance et mon refus catégorique de partager doivent la contraindre à faire ce choix qu’elle veut éviter ? Elle veut en éloigner l’échéance et nous invite à un repas.

- Au moins pouvons-nous prendre ensemble un apéritif et partager encore dans notre maison un repas.

Effectivement cela n’engage à rien ? Maîtresse de maison pour l’instant, elle cultive l’espoir de garder sa place ici. On peut plaquer un mari pour tenter l’aventure, mais on tient à ses autres habitudes. Le jeune homme assez fortuné pour payer un beau collier, saura-t-il assurer longuement son confort matériel, et ses idées « modernes » seront-elles un gage de fidélité ? Très amoureux d’elle aujourd’hui, de quelle autre femme sera-t-il amoureux demain pour se persuader qu’il est libre en tout domaine ?

A vrai dire Marie gagne bien sa vie et peut se passer de moi et vivre indépendante d’un soutien financier. Elle est assez belle pour retrouver un soutien sentimental ; veut-elle vraiment rompre avec moi et tout reconstruire ? Mon expérience me pousse à croire le contraire et je comprends la lenteur de sa décision. Enfin mon expérience ne m’avait pas laissé entrevoir ce qui me tombe dessus. Marie est devenue insaisissable, méconnaissable sous l’influence de Sylvain. Est-elle assez amoureuse de l’audacieux, le jeu vaut-il la chandelle ? Je partagerai le repas, je temporise, le temps pourrait jouer en ma faveur si la passion amoureuse n’emporte pas le combat contre le « raisonnable ».

Sylvain installé à notre table se croit arrivé. Il aimerait me communiquer l’enthousiasme de Marie pour l’expérience promise. Soudain, la langue déliée par l’alcool, en plein repas, il ose :

- Réfléchis. Tout est question d’imagination. J’adore Marie en particulier, J’aime les femmes de façon plus générale. Mais j’aime aussi les hommes. Nous pourrions former un triangle où les sexes se mélangeraient. Je prendrais Marie, tu me prendrais ou bien pendant que tu prendrais Marie, je t’enculerais ? Que de combinaisons possibles à trois ! Imagine !

- Va te faire enculer ailleurs, mon cul ne t’appartient pas et le tien ne m’intéresse pas. Tu vois cette porte, prends-la vite avant que je ne t’étrangle.

Je suis debout, furieux, sans doute tout rouge d’indignation et, les poings fermés, assez menaçant pour que Sylvain se lève précipitamment et fuie en oubliant d’embrasser Marie. Il a compris qu’il ne fallait pas insister. Marie n’en revient pas ; jamais je n’avais hurlé aussi fort, jamais elle ne m’avait vu dans un état de rage aussi prononcé. L’incident n’est pas clos, à elle d’essuyer les plâtres :

- Qu’attends-tu pour rejoindre ton mentor. Va, cours derrière lui, que je ne te revoie plus. Amusez-vous bien…Fais-toi foutre par tous les petits cons de son espèce. Bon mélange…Non, mais…

Je m’étrangle de colère. Bizarrement Marie garde son sang-froid. Pire ; elle éclate de rire :

- Ouf, tu en as mis du temps à réagir. Il aura fallu que cet importun énonce les pires arguments de sa théorie de l’amour libre et sans frontières pour que tu me délivres de sa présence. Je t’attendais plus réactif. Ce type est collant, je ne savais pas comment m’en débarrasser.

- Quoi, tu n’adhères pas à ses idées fumeuses ? Tu aurais pu m’éviter la frayeur de te perdre. Sérieusement, tu n’es pas amoureuse de lui ? Pas du tout ? Est-il ou a-t-il été ton amant ?

– Jean, as-tu si peu foi à mon amour pour toi ? Lui, mon amant ? Comment peux-tu nourrir un tel soupçon ?

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